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Il actionna une fiche de l’interphone.

— Mademoiselle Marthe ?

Plus métallique encore fut la voix de la vieille fille :

— Monsieur ?

— Si Mlle Eva arrive, dites-lui que je veux la voir tout de suite !

Un rire chevrotant lui répondit.

— Je ris, fit la secrétaire, parce que Mlle Eva entre justement…

— Alors qu’elle vienne !

Il remit la fiche noire en place et l’appareil cessa de vibrer. Au même instant la porte s’ouvrit sur Eva. Sa pâleur surprit Taride.

— D’où viens-tu ? demanda-t-il âprement.

— Ça n’a aucune importance, fit Eva en s’asseyant.

Henri alla mettre le verrou invisible à la porte. Il s’approcha du fauteuil de sa belle-fille, appuya ses deux mains sur les accoudoirs du siège et dit :

— Tu sors des bras d’un homme, petite chienne ! Tu es aussi salope que ta mère ! Vous êtes deux femelles en rut, toi et elle ! Vous me dégoûtez ! Tu entends, Eva, vous me dégoûtez !

Il parlait à voix basse, ce qui rendait plus inquiétantes ces injures. Il récitait sans passion, mais avec un air si douloureux qu’il y eut dans la poitrine d’Eva comme une immense déchirure. Elle ouvrit la bouche, secoua la tête car elle étouffait et saisit le veston de Taride.

— Oh ! Henri… Pas moi… Pas moi… Je ne suis pas ce que tu dis…

Il avait le regard bas et la bouche contractée par l’amertume.

— Sais-tu ce qui se passe ? Je viens de surprendre ta mère dans le lit d’une maison de passe avec le type qui voulait nous faire chanter. Tu entends, Eva ? Tu comprends ce que je te dis ?…

— Henri, écoute, Henri… Elle est sûrement folle ! sanglota Eva… Si tu savais… Oh ! si tu savais… Je te jure qu’elle est folle !

Il se redressa, croisa les bras et s’adossa à son bureau.

— C’est moi qui suis fou, Eva. Fou de ne pas avoir compris que j’ai épousé une catin ! Et toi, tu l’as aidée à m’endormir, avoue… C’était son amant à elle, hein ?

— Oui, dit Eva.

— On ne joue pas une pareille comédie à un homme qui vous aime. Tu me fais horreur, toi aussi.

Eva se renversa dans le fauteuil en pleurant à gros sanglots. La réaction se faisait enfin. Depuis les affreuses révélations d’Hervé, elle errait dans Paris comme un corps sans âme. La chute de l’idole qu’était pour elle Agnès l’avait écrasée et elle survivait mal.

— Henri, je ne veux pas que cela soit ! Il doit bien y avoir un moyen d’annuler la réalité quand elle est trop moche ! hoqueta la malheureuse. Dis, Henri… Si je veux d’une façon assez forte que ce soit un cauchemar, dis-moi que ça peut en devenir un. Rien qu’un cauchemar qui vous fait cogner le cœur…

Elle parlait comme quelqu’un en état d’hypnose.

— Et puis on se réveille, poursuivit-elle, ou bien il se produit quelque chose d’imprévisible… Et on apprend qu’il y a eu maldonne…

— Je l’ai vue, murmura Henri. Ce n’était pas un cauchemar, mais une vérité plus solide, plus éternelle que le marbre… Elle était toute nue sous ce voyou… Il ne la violait pas, elle s’offrait à lui… J’aurais dû la tuer, Eva ! J’aurais dû.

Il se passa la main sur le front.

— Tu vois, j’oublie que je parle à sa fille. C’est moche !

Eva ne parvenait pas à concevoir ces images que décrivait Taride. Une Agnès payant l’assurance d’un disparu pour en toucher le montant, soufflant à un garçon sans volonté l’idée du meurtre… C’était ignoble mais concevable !

Une Agnès versant du poison dans le verre de son amant sur le point de flancher, afin de garantir sa sécurité et celle de sa fille ! C’était deux fois ignoble, mais concevable encore… Ce qui cessait de l’être, pour la jeune fille, c’était la pensée de sa mère s’offrant à un gangster pour le faire taire. Le meurtre a sa grandeur ; la prostitution n’est que bassesse.

— Et toi aussi, reprit Taride impitoyable, trouvant dans son désespoir des rancœurs incommensurables. Toi aussi, Eva, tu agis de même… Bon sang ne peut mentir. Les chiennes font des chiennes ! Je te revois dans les bras de cet homme la nuit où je t’ai surprise… Je t’entends crier au secours, ameuter les populations alors que tu aurais dû courir te cacher… Tu es une garce… Une petite garce qui grandira ! Et ta façon de m’exciter ! Tu as voulu m’affoler, me lier à toi pour que cela me fasse deux cordes au cou. Dis-le ! Mais dis-le donc, petite grue !

Cette fois, il parlait haut, avec des éclats impossibles à contenir. Ses imprécations, au lieu d’accabler davantage la jeune fille, la tirèrent de son désespoir fangeux.

— Tais-toi, Henri, dit-elle. Si nous voulons être dignes de nous, restons calmes.

— Quoi ! Quoi ! bégaya Taride. Tu oses parler de dignité !

— Jusqu’ici on a vécu… Ecoute, comment vais-je t’expliquer cela et me l’expliquer à moi-même ? On a vécu en faisant comme si rien n’existait vraiment. Mais quelque chose est en train de mourir pour toi et pour moi. Si ce quelque chose meurt, c’est donc qu’il était, Henri ! Alors on va lui accorder un sursis pour essayer de comprendre ce que nous sommes en train de perdre.

— Des mots, des mots toujours, soupira Taride. Tu n’en es donc pas encore sevrée, de ta philosophie au whisky !

— Tu n’as rien compris, dit Eva. C’est pas de la philosophie, c’est de l’âme en direct que j’essaie de te montrer ! Nous allons foutre le camp, tous les deux avec notre mal !…

— Aller où ? demanda Taride.

— N’importe où dans Paris… On ne rentrera pas à la maison. On la laissera toute seule avec sa peur.

— Crois-tu qu’elle ait peur de quoi que ce soit ?

— Oui, fit mystérieusement Eva.

— Et nous, Eva… Que ferons-nous pendant qu’elle aura peur ?

— On se fera saigner, dit Eva. Viens donc. Tu n’as plus rien à perdre ce soir, hein ? Alors qu’est-ce que tu risques, Henri ?… Qu’est-ce que tu risques ?

41

Lorsque Henri Taride eut quitté la chambre et qu’au fond du couloir la porte eut claqué, Tino étendit la main vers la table de chevet pour y prendre ses cigarettes. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il avait un peu honte de lui. Pour un bon tour c’était un bon tour, mais il ne se réjouissait pas tellement de l’avoir joué à Agnès.

Il s’attendait à ce que sa partenaire pique une crise et tente de lui arracher les yeux avec ses ongles. Tino avait eu déjà l’occasion d’affronter des femmes ivres de fureur. À tout prendre, il préférait des chats sauvages, parce qu’on a le droit au moins de leur tirer dessus. Sa main tremblait légèrement en allumant la cigarette, pas de peur bien sûr, mais de nervosité.

L’explosion était longue à venir. Le Dingo, figé au pied du lit, avait progressivement cessé de rire et ses yeux braqués sur Agnès se voilaient lentement. Il était intimement déçu. Il espérait autre chose. Depuis que son patron avait mis ce turbin au point, le Dingo se délectait, dégustant à l’avance la déconvenue de cette femme hautaine. Et voilà que ses réactions ne correspondaient pas le moins du monde à celles qu’il espérait. Agnès encaissait le coup dur avec une maîtrise qui disait sa classe extraordinaire.