Un long moment s’écoula, troublé à peine par les menus clappements de lèvres de Tino fabriquant de la fumée. Puis Agnès fit d’une voix très calme au Dingo :
— Vous seriez gentil de sortir, car je voudrais m’habiller.
Le Dingo ne broncha pas.
— T’as entendu ? grogna Mattei.
Son acolyte franchit à regret le seuil de la pièce. Agnès se glissa hors du divan bas et commença à attacher son soutien-gorge d’un air pensif. Tino, qui ne la perdait pas de vue, était de plus en plus dérouté.
— Je t’avais prévenue, murmura-t-il. Il ne faut jamais vouloir me doubler… Maintenant on est quittes…
Elle ne le regardait même pas. Entendait-elle seulement ses paroles bredouillées ?
Elle continuait d’endosser ses vêtements sans broncher, les ajustait avec précision, sans avoir à s’y reprendre pour agrafer les menus crochets de la robe.
— Ceci dit, bougonna le Corse, désespéré par ce mutisme, ça n’empêche pas les sentiments. J’ai seulement voulu te donner une leçon… Vois-tu, t’es pas au courant de nos méthodes… Il ne faut jamais essayer de doubler un mec comme moi…
Ça tombait à plat. Agnès s’approcha de la glace du lavabo et prit son peigne dans son sac. Mattei, qui la contemplait de profil, l’admirait sincèrement. Il n’avait jamais rencontré de fille aussi bien roulée. Un vrai morceau de roi. Il avait peut-être eu tort d’agir ainsi avec elle. Au lieu de prendre barre sur elle, il risquait de la perdre. Il ne pourrait accepter que ce fût fini entre eux. Il venait de vivre des instants formidables. Le couronnement de sa carrière de rude Don Juan !
— Tu vas pas faire la gueule ! tonna le Corse en s’asseyant sur le divan. C’est surtout pour mater ton cornard qu’on a fait ça. Il a des façons…
Elle acheva de promener son bâton rouge sur ses lèvres charnues de jouisseuse. Elle était prête maintenant. Un dernier regard à la glace pour vérifier sa mise… Par-delà son propre effet, elle découvrit la figure consternée de Tino. La glace le reflétant à l’envers, il avait le nez tout tordu. Ce fut à cette fausse image du Corse qu’elle s’adressa.
— Pauvre type ! fit-elle d’un ton pitoyable…
— Non mais dis donc ! beugla le Corse en s’approchant d’elle.
Il leva la main pour frapper. Elle le dévisagea tranquillement. Nu, avec sa cigarette à la bouche et sa grosse dextre brandie, il était grotesque et impressionnant. Agnès haussa les épaules.
— Vous avez l’air ridicule, murmura-t-elle, mais je crois que je vous tuerai tout de même !
Il laissa retomber sa main. Elle venait de tourner les talons et elle ouvrait déjà la porte. Le Dingo se plaqua d’instinct contre le mur du couloir pour lui laisser le passage.
Le souci de faire bonne figure devant les gangsters avait masqué à Agnès la cruelle réalité. Lorsqu’elle se trouva dehors, elle prit les mesures de la situation. Elle venait de perdre une partie capitale, par la faute de ce truand vindicatif.
Elle connaissait trop Taride pour espérer son pardon. Henri n’accepterait jamais d’oublier l’inoubliable vision que le Corse et son petit copain lui avaient offerte. La rupture était inévitable. Avec froideur, il chasserait sa femme le soir même. Agnès se retrouverait dans une chambre d’hôtel en compagnie de sa fille. Cette perspective ne lui souriait pas. Son compte en banque personnel était trop mince pour lui permettre de continuer sa vie fastueuse. Malgré sa grande séduction, elle doutait de pouvoir trouver un second Taride. Un riche mariage n’est pas chose courante.
Elle prit le chemin de leur appartement. Avant toute chose, elle devait sauver ses bijoux et les valeurs faciles à emporter. La part du feu ! En tout cas, elle était fermement décidée à ne plus quitter le domicile conjugal avant que Taride ne l’en chasse.
Lorsque la femme de chambre lui ouvrit, Agnès venait de récupérer et elle était prête à la lutte. Toute sa vie elle avait fait front. Son esprit déterminé, son machiavélisme lui avaient toujours fait surmonter les pires obstacles. Qu’avait-elle en face d’elle, dans le cas présent ? L’orgueil d’un homme bafoué. C’était beaucoup ! Seulement l’homme en question l’aimait, la désirait. Elle reprenait espoir.
— Un monsieur vous attend au salon ! annonça Rose.
— Un monsieur ! s’étonna Agnès.
— Il prétend avoir rendez-vous avec vous !
— Certainement pas… Quel nom ?
— Il n’a pas donné sa carte…
Elle se débarrassait de son sac, de ses gants.
— Il ressemble à quoi ?
— Un monsieur bien, fit la camériste.
— A-t-il dit ce qu’il voulait ?
Cette visite intempestive l’agaçait. Elle avait tellement besoin de préparer ses batteries pour le choc de tout à l’heure !
— Dites-lui de revenir un autre jour, trancha Agnès, et surtout demandez-lui ce qu’il me veut.
Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Il fallait qu’elle se compose une attitude de femme d’intérieur. Sa tenue de ville évoquait trop le rendez-vous crapuleux. Lorsque Taride arriverait, il devait à tout prix retrouver le climat quotidien.
Elle arracha sa robe avec horreur. Le vêtement sentait la basse odeur des Studios meublés, ce parfum à bon marché qui était celui du vice. Elle se trouvait en combinaison lorsque Rose toqua à la porte.
— Eh bien ! interrogea Agnès.
La domestique eut un geste d’impuissance.
— Il ne veut pas partir ! Il dit que ce qu’il a à dire à Madame est extrêmement important ! Il s’appelle Lucien Valmy ! dit Rose.
Agnès répéta :
— Lucien Valmy ! Lucien Valmy !
— Madame ne connaît pas ? murmura la femme de chambre.
— Si, fit sourdement Agnès.
Elle tournait la tête, en biais, comme lorsqu’on écoute un bruit lointain pour essayer de l’identifier. Décidément, rien n’allait plus ce jour-là ! Tout se transformait en cendres !
— Je vais le recevoir, décida-t-elle.
— Bien, madame.
Agnès mit une jupe en lainage très épais que Taride affectionnait particulièrement. Elle boutonna un chemisier blanc, fermé haut. Un chemisier d’honnête femme, prétendait Eva.
« C’est le jour ! », songeait Agnès.
Elle en voulait à la fatalité qui la défiait. Le jour de quoi, au fait ? Celui du châtiment ? Agnès ne croyait pas au châtiment. C’était une notion primaire de justice enfantée par les catéchismes. On montrait aux enfants les rocailles du droit chemin et on leur enjoignait de passer par cette voie sous peine de malheur !
Pour Agnès, il n’existait que la vie. Elle avait toujours voulu la sienne à sa convenance et ç’avait été tant pis pour ceux qui s’étaient dressés devant elle. Le châtiment des hommes, n’était-ce pas la vie elle-même ? Elle se gaussait intérieurement de ceux qui ne l’avaient pas compris.
D’un geste décidé, elle poussa la porte du salon. Valmy attendait cette confrontation avec sérénité. Pourtant, lorsque Agnès parut, il eut l’impression de saisir un câble électrique. Elle n’avait pas changé. Elle était toujours aussi belle, aussi tentante et majestueuse.
Il se leva et en parfait homme du monde s’inclina.
— Bonjour, Agnès, fit-il.
Elle était stupéfaite de le retrouver ainsi, bien vêtu, et en pleine possession de ses moyens.