— Ça vient de cette comédie qu’elle m’a fait jouer vis-à-vis de toi, mon vieux Henri, fit Eva, sincère. J’ai marché pour éviter la catastrophe. Mais maintenant que ça n’a servi à rien, je lui en veux…
Il passa son bras sur l’épaule de la jeune fille et l’attira contre lui. L’ombre s’épaississait. Leur respiration avait embué les vitres de l’auto que Taride avait fermées afin de s’isoler du monde. Ils avaient l’impression d’être dans une nacelle voguant dans un océan de nuages…
— Eva… Ma petite Eva, chuchota-t-il.
Il mit sa joue contre celle de sa belle-fille et sentit ses larmes.
— Je ne peux pas vivre sans toi, fit-il… Alors on va rentrer. Je vais lui laisser jouer sa scène… Nous conviendrons d’un gentleman’s agreement, elle et moi… Nous ne divorcerons pas, mais ce sera fini entre nous… Tout, Eva… Tout pour ne pas te quitter !
Elle ferma les yeux, laissa couler sur sa joue une dernière larme qui lui brûla la peau.
— Non, Henri… Je ne peux plus vivre auprès d’elle. Je veux rester avec toi !
— Impossible, ma chérie… Tu es mineure. Tu penses bien qu’elle ne permettrait pas ça ?
Ils se turent. Chaque fois qu’ils se raccrochaient à une ébauche de projet, ils se heurtaient à un mur. Le silence et leur communion seuls les calmaient.
— On est bien, tu ne trouves pas ? demanda Eva.
— Oui, dit Taride, on est bien.
— Ça fait comme lorsqu’on souffre beaucoup et que tout à coup la douleur cesse…
« Tu vois, reprit-elle, les yeux toujours fermés. La mort, je la voudrais comme ça. Tu n’aimerais pas que tout finisse en ce moment ? »
— Tout à l’heure, murmura Henri, je regardais mon revolver au bureau en me posant cette question.
— Il aurait pu te donner la réponse… Tu es plus vieux que moi et tu n’en as pas assez, de traîner d’un jour à l’autre, d’une rue à l’autre ?
— Aujourd’hui, oui, reconnut-il.
— Alors pourquoi est-ce qu’on n’en finirait pas, Henri ? C’est le moment, non ?
Il ne répondit pas. Cette proposition était insensée, mais elle le tentait soudain. C’était un projet funeste de petite fille romantique et désabusée. En l’acceptant, il commettrait un crime. Et pourtant, il avait très envie d’accepter parce qu’il avait très envie de commettre un crime. Pouvait-il en somme espérer plus douce fin ? Mourir avec Eva. Le plus triste de la mort, n’est-ce pas la solitude ?
— Si tu veux, dit-il… Mais…
— Non, Henri : pas de « mais », sans quoi rien ne va plus…
N’aie pas de scrupules. Nous sommes maîtres de notre vie. La seule vraie puissance des hommes, c’est cette possibilité de s’abréger. Soyons puissants, Henri… Allons chercher ton revolver.
Le mot le fit tressaillir. Il était aussi sordide que l’arme.
Il racontait leur mort mesquine. Une mort escroquée au destin. Une mort à la sauvette, sans panache, sans dignité.
Le petit visage triangulaire se plaça devant le sien.
— Tu as peur ?
Oui, il avait peur. Pas de la mort ! Mais peur de ces gestes qu’il ne saurait pas faire ; peur du spectacle qui resterait d’eux, après !
— J’ai peur pour toi, Eva !
— Allons au bureau !
— Mais non, soupira Taride. Tu comprends bien qu’on ne peut pas faire ça…
— Je le ferai, moi, en tout cas, si tu refuses. Tu ne vas pas me laisser claquer toute seule, Henri, si tu m’aimes ?
Il tourna la clé de contact, le moteur silencieux de l’américaine frémit, communiquant son léger frisson au véhicule.
Les bureaux obscurs étaient silencieux. Le bruit de leurs pas résonnait étrangement.
Henri éclaira le hall, puis pénétra dans son bureau, suivi d’Eva.
La jeune fille regarda la pièce comme si elle y entrait pour la première fois. La curieuse impression qu’elle ressentait venait au contraire du fait qu’elle pensait y venir pour la dernière fois. L’immense bureau ressemblait à un podium… Le divan couvert de cuir blanc à un sarcophage, les fauteuils à ceux d’un cabinet dentaire. Tout y était froid, sans âme. Le modernisme avait tué toute ambiance.
Elle s’assit sur le divan.
Taride ouvrit le tiroir du bas, ramassa le revolver et le présenta à Eva.
— Voilà l’objet.
Elle le regardait, dominant la crainte qui l’envahissait.
— Toujours décidée ? questionna Taride avec un enjouement qui sonnait mal.
— De plus en plus, Henri…
Il posa l’arme sur une pile de paperasses.
— Nous avons le temps, maintenant que c’est décidé, dit-elle, va éteindre le hall. Cette pièce, c’est notre dernière planète !
Il lui obéit, revint et ferma soigneusement la porte. Elle avait raison, il était également gagné par une notion de sécurité morale très réconfortante.
— Je pense à la tête que fera ta mère, demain, dit-il…
— Ne te fais pas d’illusions, soupira Eva, si tu t’imagines qu’elle aura du chagrin !
— Au moins pour toi !
— Si peu… C’est un monstre, Henri…
Il l’examina, sentit qu’elle lui cachait quelque chose et qu’il lui suffisait de la questionner pour qu’elle parle. Mais il n’avait pas envie d’apprendre des saletés nouvelles.
— Elle va hériter de toi ? questionna Eva.
— Naturellement !
— Tu ne crois pas que tu pourrais modifier ça ? Quand on fait une blague, il faut qu’elle soit parfaite…
— Ma pauvre chérie, dit Taride, à part toi je n’ai personne…
— Il faut absolument avoir quelqu’un, crois-tu, pour tester ?…
Le regard d’Eva luisait. À cet instant, elle ressemblait follement à sa mère. Taride détourna les yeux. Ce mimétisme lui déplaisait.
— Qu’as-tu ? demanda Eva.
Il avoua.
— J’ai que tu es « son » portrait frappant.
— Tu vois bien qu’il faut que je meure… Je finirais par être une seconde Agnès si je me poursuivais.
— Mourir, à ton âge !
— Oh ! non ! Non ! protesta la jeune fille, ne sois pas pompier… Tu veux que je te la dise, mon idée ?
— Vas-y !
— Ta fortune, Henri, si tu veux vraiment ravager Agnès, il faut la léguer à son premier mari.
— À ton père ? s’étonna Taride.
— Parfaitement.
— Mais il a disparu…
— Eh bien, on le retrouvera, sois tranquille !
Il s’assit, les pieds sur son bureau, les mains croisées sur le ventre.
— J’aimerais savoir ce qui te passe par la tête.
— Elle lui a fait plus de mal qu’à toi, répondit seulement Eva. Beaucoup plus. Je trouve qu’il y aurait dans ce legs une certaine moralité et, en tout cas, une ironie certaine.
Taride attira l’éternelle page blanche posée sur son bureau, prit un stylo à encre.
Il écrivit très vite, énonçant tout haut le texte qu’il rédigeait.
Je soussigné, Henri Taride, sain de corps et d’esprit, exprime par la présente ma volonté formelle de léguer tous mes biens à…
Le publiciste s’interrompit et releva la tête.
— Comment se prénomme ton père ? demanda-t-il…
— Lucien, répondit Eva. Lucien Valmy.
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