Valmy ne quittait pas son ex-femme des yeux. Agnès, talonnée par le péril, ne se donnait plus la peine de se composer une attitude. C’était inutile. Maintenant, elle connaissait l’étendue du désastre.
Elle savait qu’elle était perdue. Les derniers événements avaient beaucoup troublé sa fille, elle s’en était aperçue. Et la meilleure preuve, c’était qu’Eva avait mené sa petite enquête sans lui en parler.
Connaissant le caractère entier de la jeune fille, Agnès n’espérait pas s’en tirer avec une nouvelle fable. Tout ce qu’elle pourrait faire, c’était nier. Piètre remède !
En un seul après-midi, elle venait de perdre la fortune de son mari et l’amour de sa fille, ainsi que l’espoir de toucher un jour prochain la forte assurance de Valmy. L’édifice d’Agnès s’écroulait misérablement. Elle s’assit en face de l’ancien clochard.
— Où veux-tu en venir ? demanda-t-elle.
— Mais… au châtiment, tout simplement, riposta le Notaire. Ma pauvre fille, un meurtre et deux tentatives de meurtre, c’est assez, c’est trop ! Tu dois payer…
— Que vas-tu faire ?
— Le témoin à charge. Ratifier cette vérité que ta fille connaît maintenant et, si besoin est, l’apprendre à ton mari.
— Pour en arriver à quoi ?
Valmy hocha la tête et dit sans sourciller :
— À ta ruine, Agnès. À ta ruine intégrale, c’est la seule condamnation qui puisse vraiment te toucher. Demain matin, tu te retrouveras seule, sans argent, sans appui dans Paris.
Agnès grelottait de haine. Elle aurait voulu déchiqueter cet homme avec ses ongles.
Ce qu’elle avait éprouvé pour Tino n’était rien, en comparaison de sa rage présente.
— Pense à la petite, tu la ruines aussi !
— Je m’en moque, affirma-t-il. D’abord, ce n’est pas ma fille, tu le sais bien ! Et puis, quand un arbre s’abat, il casse des branches autour de lui…
— Toujours lyrique à tes moments perdus, grinça Agnès.
— Ce ne sont pas des moments perdus, Agnès !
— Alors ?
— Alors, j’attends ton mari…
Valmy regarda la pendulette de marbre sur la cheminée.
— J’espère qu’il ne tardera pas…
À cet instant, la sonnerie du téléphone retentit.
Elle quitta la pièce pour aller répondre.
— Tu permets ? fit Agnès en se levant…
Rose avait déjà décroché. Elle mit sa main sur l’émetteur.
— M. Mattei ? annonça-t-elle interrogativement.
Agnès se pinça l’oreille, dubitative.
— Branchez-moi la communication dans le cabinet de travail de Monsieur, décida-t-elle brusquement.
Dans la pièce en question, elle ne risquait pas d’être entendue de Valmy, et puis la porte comportait un verrou. Elle le poussa, courut au téléphone. L’appel du truand lui apportait un brusque soulagement sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi. Elle aurait dû ne pas répondre, mais l’espoir venait de renaître en elle. Tino était une troisième force. Si elle pouvait en disposer, la partie n’était peut-être pas encore perdue. Or, en quittant les Studios meublés, elle avait flairé un fléchissement dans l’attitude du Corse. Elle avait bien vu qu’il n’était pas satisfait de sa victoire…
— Allo, dit-elle, j’écoute !
Tino avait bu une demi-douzaine de Ricard secs sans se saouler avant de pénétrer dans la cabine. Il n’était jamais ivre. L’alcool n’avait aucune prise sur lui. Depuis que sa maîtresse occasionnelle l’avait quitté, il souffrait d’un bizarre désenchantement.
Le truand ignorait jusqu’alors ce genre d’émoi intérieur. Il avait toujours considéré les femmes comme une utilité assez banale. Il savait qu’elles sont en général soumises à la force et à la virilité et jamais Tino n’en avait rencontré une capable de lui tenir tête. Aussi la façon dont Agnès l’avait traité de pauvre type le tourmentait-elle beaucoup. Il avait essayé de réagir… « Je vais tout de même pas me laisser enrôler par une bourgeoise. » À son âge, c’était inquiétant… Mais, à l’immense navrance de sa chair, il comprenait qu’il ne pourrait pas s’insurger longtemps…
— Allo ! Madame Taride ?
— Oui ?
— Je vous tube pour vous dire que je regrette cette blague de tout à l’heure…
Elle ne répondait rien, échafaudant déjà un projet d’une folle audace…
— Faut se comprendre, qu’est-ce que vous voulez, poursuivait Mattei d’une voix qui allait en s’adoucissant de plus en plus ; on n’a pas les mêmes manières, vous et moi… On voit la vie différemment… voilà ! Mais ça ne change rien aux sentiments. Ce que je vous disais tantôt, c’est toujours vrai… Je m’en ressens pour toi… Allo, tu m’écoutes ?
— J’écoute ! répondit calmement Agnès.
Les paroles du gangster achevaient de la réconforter. Elle le sentait vaincu, ligoté par l’amour. C’était un allié, désormais.
— Alors, je m’ai dit que pour ton bonhomme, on pourrait arranger le coup, si tu veux…
— Je ne vois guère comment !
— T’as qu’à lui dire qu’on a monté ça de force, sous la menace… Je dirai comme toi !
Jamais Tino ne s’était aplati ainsi devant quelqu’un, pas même devant Scamonti, le juge du mitan. Il se dégoûtait ; mais une force mystérieuse le poussait à s’humilier encore, à se soumettre…
— T’entends ? chuchota-t-il. Pour toi, je ferai n’importe quoi !
— Si nous arrivions à convaincre mon mari, il m’obligerait à porter plainte, objecta savamment Agnès.
Il y eut un court silence. Tino respirait très fort. La plaque sensible du téléphone transformait son souffle en un fouissement pénible.
— Tant pis, fit Tino… Je me démerderai avec les guignols.
Agnès douta un court instant de la sincérité de son interlocuteur. Elle croyait à sa victoire sur lui, mais elle ne l’espérait pas si totale.
— Tino, dit-elle enfin… J’ai besoin de vous pour autre chose…
Mattei fut inondé d’une joie capiteuse. Elle avait besoin de lui. Cela signifiait donc qu’elle pardonnait et que tout allait continuer.
— Ce que tu voudras, ma loute !
— J’ai quelqu’un chez moi qui me fait des ennuis…
— Qui ça ? gronda Mattei.
— Le Notaire ! annonça Agnès en baissant instinctivement le ton.
De surprise, le Corse poussa un glapissement.
— Le Notaire ! Qu’est-ce qu’il te veut ?
— Ce serait trop long à vous expliquer… J’aimerais que vous vous assuriez de sa personne ; est-ce possible ?
— Que je quoi ? demanda Mattei abasourdi.
— Que vous le retiriez de la circulation pour un certain temps…
— Oh ! je vois…
Une telle requête le sidérait. En tout cas, elle lui montrait qu’il ne s’était pas trompé en estimant qu’Agnès était une fille pas ordinaire.
— Je vais m’en occuper, promit-il.
— Dans combien de temps pouvez-vous être en bas de chez moi ?
— Un quart d’heure.
— Très bien, je vais essayer de le faire sortir à ce moment-là… Si par hasard je n’y parvenais pas, je me mettrai à la fenêtre et vous monterez… Mais surtout, ne montez pas avant.
— D’accord, fit Tino.
Ils raccrochèrent simultanément.
« Je tiens le bon bout », se dit Agnès. Elle se grisait de danger. Elle avait l’impression d’être un soldat investissant une ville. Il fallait courir d’un pan de mur à un autre pour éviter des rafales de balles. C’était presque voluptueux. Elle avait toujours aimé le combat. Se mesurer à des hommes et les vaincre ! Quelle joie plus forte une femme pouvait-elle connaître !