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Taride s’était toujours demandé si, en dehors de la mort, il existait d’autres limites à la vie. L’instant qui suivit lui prouva que oui.

Cette ultime expérience fut négative pour Eva. Elle s’abandonna comme une épouse frigide. Ces amours tristes lui parurent honteuses. Elle les avait voulues et provoquées, en sachant à l’avance qu’elle ne participerait pour ainsi dire pas à leur accomplissement.

En s’offrant à Taride, elle croyait faire une bonne action. Ingénument, elle s’était dit que ce péché de son beau-père rendrait plus légers les crimes de sa mère.

Il y avait comme un acte de foi dans son offrande. Tout le temps qu’elle dura, la jeune fille contempla le revolver posé sur le bureau et dont la crosse nickelée brillait dans la pénombre.

Après l’étreinte, Taride eut comme un instant de panique. Il s’éloigna d’Eva, comblé et pourtant désespéré par ce qui venait de se passer.

La sonnerie du téléphone se mit à vibrer. Ce n’était pas à proprement parler une sonnerie, mais un crépitement. Ce bruit familier les arracha à l’accablante torpeur. Taride rebrancha la fiche de la lampe de bureau. Leurs yeux clignèrent. Eva fut obligée de porter sa main en visière sur son front pour pouvoir regarder son beau-père.

— Tu vas répondre ? demanda-t-elle.

— Pourquoi pas ? fit Taride gêné…

Elle comprit qu’il était de nouveau happé par le mouvement effréné de l’existence. Cette sonnerie de téléphone le sollicitait. Il avait tellement envie de décrocher que sa main droite était agitée de tics.

— C’est peut-être elle, à ces heures ? objecta Eva.

Le crachotement rapide continuait, par longs spasmes.

— Mais décroche donc, lança la jeune fille, tu ressembles à un chien d’arrêt !

Elle lui en voulait. Elle venait de lui sacrifier le bien le plus précieux qu’une femme puisse offrir, et au lieu d’en être bouleversé, il était là, incertain, tenté par un timbre d’appel, si gauche, si ridiculement homme qu’il paraissait presque pitoyable.

Taride porta la main sur l’un des postes téléphoniques.

Parmi les trois appareils, il savait lequel contenait la voix solliciteuse.

— Salaud ! lança Eva en éclatant en sanglots ! Oh ! salaud !

Il lâcha l’écouteur et courut à elle.

— Ma petite Eva ! Ma petite Eva…

— Tu me dégoûtes, Henri… Tu n’es qu’un porc ! Vous me dégoûtez tous… Tous les hommes ! On vient ici pour se réaliser pleinement, et toi, tu réponds au téléphone !

— Mais voyons ! balbutia Taride…

Elle se jeta hors du divan, souple comme un jeune fauve. Elle écarta Taride d’un revers de bras et alla prendre le revolver. La sonnerie cessa brutalement — plus brutalement qu’elle n’avait commencé. Eva trouva que le revolver était très lourd ! Pour le tenir à bout de bras, il fallait être très fort, être un homme. Elle le tint à deux mains et le braqua sur Taride.

Henri blêmit.

— Eva, tu es folle !

Il croyait qu’elle allait tirer. Il eut un geste de parade stupide, semblable à celui d’un gosse qui veut prévenir une gifle.

Eva éclata de rire et laissa tomber l’arme dans le tiroir demeuré ouvert.

— Allons, rentrons ! fit-elle, résignée.

Taride ne répondit pas. Maintenant cette fille l’effrayait. Il avait peur de ses réactions imprévisibles, de ses idées morbides… Il avait peur aussi de ce fabuleux cadeau qu’elle venait de lui faire.

Elle était déjà sortie et venait d’éclairer le hall. Il éteignit le bureau et la suivit, tête basse. Ils quittèrent l’agence sans se regarder, sans échanger un mot, chacun faisant pensée à part…

L’ascenseur les rapprocha. Ce fut Eva qui actionna le bouton de marche.

— Henri, lui dit-elle, cette nuit comptera… Je t’aurai donné simultanément ma vertu et ta vie…

Il resta silencieux, tandis que la cage d’acier plongeait dans les étages inférieurs. Ils rejoignirent l’auto.

— Tu permets que je conduise, demanda Eva, ça me calmera un peu les nerfs…

Bien entendu, elle ne possédait pas son permis, mais Taride lui avait appris à conduire et elle pilotait parfois la docile voiture lorsqu’ils roulaient sur une route tranquille.

— Dans Paris ? demanda-t-il.

Il avait peur pour son auto ! Moins d’une heure plus tôt, il était décidé à se tirer une balle dans le cœur et maintenant, la pensée de voir emboutir une aile de sa voiture l’effrayait.

— T’as raison, soupira Eva…

Elle s’assit à la place du passager avant.

— Attends, murmura Taride, je vais conduire jusqu’à l’autoroute… Là, je te donnerai le volant et on ira faire une virée tous les deux pour essayer d’y voir clair là-dedans. D’accord ?

Il se tapotait le front du poing.

Il lui proposait cela comme on propose un jouet à une petite fille capricieuse.

— D’accord !

Taride prit la rue de Presbourg pour rejoindre l’avenue Foch… Il coupa à travers les routes enlacées du Bois et déboucha au pont de Saint-Cloud… Lorsqu’ils eurent franchi le tunnel, le publiciste rangea l’auto sur le bas-côté de l’autoroute.

— À toi maintenant…

Eva se glissa derrière le volant. Il contourna l’auto et prit la place de sa belle-fille. Eva démarra un peu brutalement pour une voiture à embrayage automatique. Le lourd véhicule parut s’arracher, se calma et prit de la vitesse normalement. Les lampadaires à double tige éclairant l’autoroute répandaient une forte lumière blanche… Sur une grosse portion du parcours à double voie, on pouvait rouler sans phares…

Elle pilotait vite, le regard fixe, les dents crochetées… La vitesse la grisait. Le déflecteur entrouvert produisait un appel d’air et le vent de leur course miaulait sauvagement.

— Ne va pas si vite, tu es à 150 ! protesta, Taride grondeur.

Il avait encore et toujours peur. Il tenait à sa peau…

Eva le détestait maintenant. Elle l’avait idéalisé, mais en une heure, il lui avait prouvé qu’il n’était qu’un pauvre homme avare de ses jours.

La circulation était assez faible. La voiture américaine doublait en force des véhicules plus modestes…

Ils atteignirent l’embranchement de Dreux. Celui-ci était signalé une centaine de mètres avant par des panneaux et une longue flèche jaune peinte sur le macadam. Eva hésita puis au dernier moment, donna un coup de volant à gauche et quitta la route de Rouen pour celle de Dreux…

— Moins vite ! dit Taride, angoissé.

Elle ne pouvait pas répondre. Ses dents s’étaient soudées. Elle vivait cette vitesse qu’elle contrôlait. Cela lui procurait une sensation de puissance souveraine.

Elle descendit la rampe semi-circulaire passant sous la contrevoie de l’autoroute, retrouva la ligne absolument droite menant à Trappes et força encore l’allure. Il n’y avait plus d’éclairage, elle mit les phares… Ce fut plus grisant encore. L’auto fonçait en poussant une coulée de lumière blanche. L’aiguille du compteur oscillait sur le 180.

Taride ne protestait plus. Il n’y avait rien à faire… Eva avait besoin de paroxysme.

Il regrettait d’avoir cédé à son caprice ; mais maintenant qu’elle tenait le volant, il ne pouvait plus le lui reprendre. Le pied de la jeune fille enfonçait la pédale d’accélération jusqu’au plancher…

« Le revolver, se disait Eva, Ç’aurait vraiment été mesquin. Ça, au moins, c’est une finale ! »