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— Emmenez-le et gardez-le bien, dit-elle au Corse. Ce salaud me doit six millions. Il faudra bien qu’il me les rende !

46

Ils ne parlaient pas et osaient à peine se regarder. Leur tête-à-tête n’avait plus la même qualité qu’avant. C’était comme s’ils ne se connaissaient pas et qu’ils fussent obligés de patienter longtemps, l’un en face de l’autre, dans un salon d’attente silencieux.

La nuit emplissait la chambre ; il ne restait qu’un rectangle de lumière floue derrière les rideaux à grille. Ils se tenaient la main, sans tirer la moindre joie de ce contact.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda Jeanne sur un ton de reproche.

— Je ne sais pas, avoua Hervé. J’en ai eu marre de cette femme, j’ai voulu la punir…

— Ce n’est pas elle que vous avez puni, c’est sa fille.

— Elle voulait savoir, elle a su !

— Ne vous faites pas méchant, lui reprocha l’infirmière… Ce n’est pas dans votre nature…

— Voyons, objecta Hervé, si j’étais mort, il aurait bien fallu prévenir la police ? On l’aurait arrêtée ; sa fille aurait su tout cela beaucoup plus brutalement et, en plus, elle aurait eu droit à un scandale carabiné…

Le raisonnement avait son poids, mais il ne convainquit pas Jeanne Huvet. Son âme sensible saignait pour Eva. Elle imaginait le tourment de la jeune fille, son désespoir après une telle révélation.

— Enfin, le mal est fait, murmura-t-elle. Qu’a dit Lucien lorsque vous lui avez raconté cette visite ?

Hervé secoua la tête.

— Pas grand-chose. Il a murmuré : « Il fallait bien se décider un jour… » et il est reparti en me disant qu’il rentrerait sans doute tard et que nous ne devions pas nous inquiéter…

— Où a-t-il pu aller ?

— Je l’ignore… Peut-être chez elle ?

— Oui, peut-être, soupira Jeanne. Pourvu que…

— Pourvu que quoi, Jeanne ?

— J’ai un vilain pressentiment, dit-elle.

Elle se leva, actionna l’interrupteur et une lumière blonde les inonda. Cela leur fit du bien. Dans le noir, ils se sentaient gagnés par un cafard oppressant.

— Si nous sortions ? proposa Hervé.

— Vous n’êtes pas encore en état de marcher, affirma-t-elle.

— Je crois que si, assura Hervé. En tout cas, j’ai besoin de respirer. J’ai comme une barre, là, dans la poitrine… J’aimerais que nous prenions un taxi jusqu’au Bois. Vous voulez bien ?

— On peut toujours essayer.

Pendant que le jeune homme s’habillait, elle écrivit un mot à Valmy pour expliquer leur sortie. Après quoi, Hervé se traîna jusqu’à l’ascenseur. Il y avait une station de taxis à l’angle du boulevard Richard-Lenoir et du boulevard Voltaire. La jeune fille marcha en avant pour en retenir un. Le garçon s’appuya à la devanture du quincaillier. Il était beaucoup plus faible qu’il ne l’avait cru. Ses jambes lui faisaient l’effet de deux ressorts trop souples sur lesquels son corps manquait d’assise. Lorsqu’il les mettait l’une devant l’autre, il basculait.

Comme il allait essayer de poursuivre sa marche, une vieille femme hideuse s’approcha de lui. À la lumière de la rue, Hervé reconnut l’ancienne amie du Notaire. Elle venait de jaillir brusquement de l’ombre comme une chauve-souris et elle riait méchamment.

— C’est toi, le petit gars qui m’a pris mon homme, hein ? chuchota Coco la Jolie.

Son haleine fétide écœura le garçon. Il recula, trébucha, et ce fut l’horrible mégère qui le soutint.

— Tu tiens pas sur tes cannes, p’tit gars ! dit-elle.

Elle avait une étreinte de fer. Ses ongles griffus s’enfonçaient cruellement dans le bras d’Hervé.

— Lâchez-moi ! ordonna-t-il.

— Demain que je te laisserai, guenille ! Alors, faut que je m’occupe moi-même de toi puisqu’il y a plus d’homme ! Ah ! misère… Ah ! misère…

— Si vous ne me lâchez pas, je crie ! prévint Hervé.

L’étreinte solide de cette vieille femme lui causait un insurmontable dégoût.

Coco la Jolie puisa dans son corsage et en retira un couteau.

— Si tu cries, je te coupe le gosier, p’tit gars !

Elle le saisit par la taille et l’entraîna dans le sens inverse de la direction prise par Jeanne. Hervé s’arc-bouta pour briser cette pression. Il était trop faible et Coco la Jolie avait tant de haine au cœur qu’elle aurait pu porter une montagne.

Elle donna un coup de couteau dans le bras d’Hervé. Il sentit une douleur incisive, et aussitôt, du sang coula le long de son bras blessé jusque dans le creux de sa main.

— Tu me suis ou je te laisse mort ! fit-elle.

Hervé était écœuré par le ridicule de la situation. Il se rappelait avoir vu, un jour, une abeille se poser dans son assiette alors qu’il déjeunait en plein air, et emporter un morceau de viande pesant trois fois son poids… Il était demeuré incrédule devant ce spectacle qui eût enchanté Maeterlinck. L’abeille avait fait beaucoup de tentatives infructueuses avant de pouvoir enlever sa proie…

Jeanne atteignit la station au moment où l’unique voiture qui s’y trouvait était envahie par un groupe de militaires en goguette. Ils lui proposèrent joyeusement de l’emmener avec eux, et elle dut recourir au chauffeur pour qu’ils la laissent tranquille… L’auto de place démarra. Elle se mit à attendre l’arrivée d’un prochain taxi en regardant derrière elle si Hervé survenait. Elle ne le vit pas. Cette promenade nocturne n’était pas raisonnable, mais Jeanne y avait consenti parce qu’elle sentait qu’une diversion s’imposait après la scène de l’après-midi…

Elle attendit encore un peu, très énervée. Elle n’aimait pas cette brusque absence de Valmy, non plus que cette lâcheté d’Hervé. Il n’y avait rien entre eux, sinon une tendre intimité. Elle l’avait trouvé si épuisé, si loin de la vie, qu’elle avait été profondément troublée. La beauté de son second protégé y était certainement pour quelque chose… Une pression de main, un regard… C’était peu, mais cela suffisait pour l’instant. Jeanne avait un grave complexe à vaincre.

Quelques minutes s’écoulèrent encore. Elle s’apprêtait à rebrousser chemin, pour rejoindre Hervé lorsqu’elle vit passer un G7 vide. Elle fit signe, l’auto stoppa à faible distance. Elle expliqua au chauffeur qu’elle devait prendre quelqu’un rue du Chemin-Vert. Le conducteur vira sur le boulevard Richard-Lenoir et le remonta en deçà de la rue de Jeanne pour pouvoir le prendre dans le bon sens. Lorsqu’ils arrivèrent rue du Chemin-Vert, celle-ci était vide. Jeanne pensa que pendant que le G 7 manœuvrait sur le boulevard, Hervé avait rejoint la station. Elle pria le chauffeur de poursuivre. Il obéit en ronchonnant. Il n’y avait personne à l’endroit qu’elle venait de quitter.

— Alors quoi ! pesta le conducteur du vétuste véhicule ! On se fait cuire une soupe ?

— Retournez rue du Chemin-Vert !

— On n’est pas à la foire du Trône !

— L’essentiel est que votre compteur tourne, n’est-ce pas ? objecta la jeune infirmière.

Il ne trouva rien à répliquer et passa en première. La tige des vitesses ressemblait à un aiguillage de chemin de fer, et faisait beaucoup de bruit. Pendant ce second tour, Jeanne regarda attentivement le boulevard… Elle n’y vit qu’un couple d’amoureux et un gros bonhomme qui marchait les mains dans les poches…

Hervé avait peut-être regagné l’appartement ? Elle brava le mauvais caractère du chauffeur en le priant d’attendre et, trouvant l’ascenseur trop poussif, s’élança comme une folle dans l’escalier. Le logis était silencieux. Le courant d’air de la porte ouverte agita le feuillet qu’elle avait laissé à l’intention de Lucien Valmy. Pourquoi Hervé avait-il choisi une autre direction ? Elle crut comprendre : le garçon en avait assez d’elle. Il s’était montré tendre par simple reconnaissance, mais, tout comme l’autre, il était parti. Jeanne redescendit…