— On se repaie un tour ? gouailla le conducteur.
— Suivez la rue du Chemin-Vert jusqu’au bout, trancha l’infirmière.
Elle voulait espérer encore. Hervé était faible, il pouvait s’être trompé de direction.
Coco la Jolie suait sang et eau… Hervé venait de s’évanouir, terrassé par une faiblesse. Maintenant, elle le coltinait sur ses épaules. Elle lui murmurait des injures afin de se donner de l’allant.
Le double faisceau des phares d’une auto balaya la rue jusqu’en ses profondeurs. Elle se jeta sous un porche… La porte n’étant pas fermée, elle pénétra loin, dans l’ombre de l’immeuble. La voiture s’était arrêtée. Elle attendit un peu, passa sa tête dehors et reconnut la silhouette de l’infirmière qui s’élançait dans sa maison… C’était le moment de filer. Coco soutint le jeune homme et trottina jusqu’à la rue Popincourt. Comme elle tournait l’angle de la rue du Chemin-Vert, elle se jeta dans les jambes d’un gardien de la paix qui rentrait de son service. Il loucha sur la vieille et son fardeau.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ? demanda-t-il…
— Je rentre mon salaud de gamin ! grogna Coco… Il est encore plein comme un boudin, si c’est pas honteux, m’sieur l’agent.
L’agent souleva la tête d’Hervé. Le jeune homme poussa un gémissement qui pouvait passer pour un cri d’ivrogne.
Comme le cortège puait la vinasse, le représentant de la loi haussa les épaules et s’éloigna… Coco reprit sa route… Elle n’avait pas besoin d’aller très loin, mais encore fallait-il y parvenir sans encombre. La vieille avait bien manigancé son coup. À toutes fins utiles, elle avait demandé à un de ses amis de lui prêter la cave où il entreposait du bric-à-brac, rue de Charonne… Ce sous-sol proche de l’appartement de Jeanne lui servait de P.C. Depuis que Ficelle l’avait renseignée sur la vie du Notaire avec ses nouveaux amis elle avait commencé d’agir. Seulement, pour mener à bien la transaction qu’elle envisageait, il lui fallait une denrée négociable. Tout compte fait, Vosges lui avait paru répondre assez bien à cette nécessité. De la sorte, si son projet échouait, elle aurait toujours la consolation de se venger.
Elle franchit la rue de la Roquette. Des gens attardés la regardaient passer, surpris… Elle suivit la rue Basfroi et arriva devant l’église Sainte-Marguerite. La cave de son copain se trouvait juste derrière… On y accédait par une courette pavée. Il fallait descendre un très long escalier et c’était là…
Hervé venait de reprendre connaissance.
— Tu vas t’aider pour descendre, ordonna Coco, sinon je te fous en bas et tu te fracasses la gueule.
Elle suait et haletait. Son odeur était effrayante.
— Où me conduisez-vous ? balbutia Hervé.
— Tu verras, mon p’tit gars !
Elle eut recours au couteau pour le persuader… Le sang s’était arrêté de couler de la blessure. Le jeune homme avait la manche de sa chemise collée à son poignet par une bouillie rouge. Son bras lui semblait froid comme de la pierre. Il appuya l’autre au mur feutré de salpêtre et commença sa descente aux enfers, soutenu par Coco la Jolie.
TROISIÈME PARTIE
47
Peu avant Trappes, elle avait vu la voiture qu’une grosse dépanneuse rouge venait d’arrimer. Si elle n’avait pas su qu’il s’agissait de leur auto, elle n’aurait pas reconnu le véhicule dont il ne restait qu’un pitoyable tas de ferraille tordue.
Elle s’était arrêtée afin de se faire connaître du motard qui surveillait l’enlèvement de la voiture.
— Je suis la femme du conducteur de cette auto…
Il lui avait jeté un regard sensible. Puis il avait baissé les yeux, tiré les pans de sa veste de cuir et porté enfin deux doigts à son casque.
— Si vous voulez bien me suivre, madame, je vais vous conduire…
Agnès songea, à cet instant, que dans les pires moments son charme continuait d’opérer. Le policier avait eu son petit choc en l’apercevant. Cela se comprenait à la manière dont il caracolait sur sa puissante moto devant l’auto d’Agnès…
Une petite pluie d’été, une pluie nocturne s’était mise à tomber, oblique, et la route brillait comme une rivière sous la lune.
Elle avait suivi le motard à Trappes. Il l’avait guidée jusqu’à la morgue du pays. C’était un local près de la mairie où l’on remisait la pompe à incendie. Deux gendarmes écrivaient des choses mystérieuses sur un grand carnet, près d’un corps recouvert d’une bâche. Une ampoule nue, pendant à un fil, éclairait lugubrement la scène. Les cuivres de la pompe scintillaient, de même que les visières des képis… La bâche servant de linceul provisoire devait avoir déjà servi dans des circonstances identiques car elle était constellée de taches jaunâtres.
Un pied dépassait. Il n’était pas du tout à l’alignement du corps et il donnait à ce monticule funèbre un aspect plus terrifiant encore. Agnès reconnut la chaussure de daim, la chaussette grise à filet noir.
En la voyant déboucher, flanquée du motard casqué, les gendarmes s’arrêtèrent d’écrire et saluèrent gravement, sans trouver quoi que ce soit à formuler…
— Je veux le voir, murmura Agnès.
— Il vaudrait mieux pas, conseilla le brigadier.
— J’y tiens ! dit Agnès.
Elle y tenait, en effet. En cours de route, sa joie d’être sauvée par le destin, alors qu’elle était au bord de l’abîme, s’était ternie. Elle s’était mise à douter de la réalité. Et s’il s’agissait d’une monstrueuse erreur ?
Même après avoir reconnu la chaussure, elle doutait encore.
Ce fut le motard qui prit l’initiative. Il saisit un coin de la bâche, souleva celle-ci… Agnès se pencha. Dans le silence angoissé du local, on n’entendait que le bruit sifflant des respirations. Elle regarda, ne dit rien, mais une paix ineffable pénétra son cœur. Le visage de Taride était convulsé et à vif. C’était bien lui et il était bien mort.
Le motard laissa retomber la bâche. Puis il ôta son casque pour essuyer son front en sueur et Agnès vit qu’il était tout jeune, blond comme Hervé, avec les mêmes cheveux rêches.
— Comment est-ce arrivé ? demanda-t-elle.
Les gendarmes se regardèrent. Ils semblaient s’interroger. Ils hésitaient à parler ; le calme d’Agnès les décida.
— Ce n’est pas ce monsieur qui conduisait, dit le brigadier.
— Avec qui était-il ?
— Une dame…
« Tiens, songea Agnès, il avait donc une maîtresse. »
— Une dame ? répéta-t-elle d’un ton nuancé, mi-incrédule, mi-choqué.
— On ne sait pas son nom, on n’a pas retrouvé son sac à main, expliqua le gendarme, venant au secours de son supérieur…
« Elle ne devait pas très bien savoir conduire… Elle est entrée dans un camion… Peut-être que les freins ont lâché ; on n’a pas relevé de traces de freinage… Et pourtant le camion avait ses feux de position. On pense plutôt qu’elle a été éblouie par les phares d’une voiture venant en sens inverse…
— Elle est morte aussi ? demanda Agnès.