Lorsque le policier avait mentionné que la conductrice « ne devait pas très bien savoir conduire », Agnès avait ressenti un pincement au cœur… Le visage d’Eva s’était imposé à elle…
— Non, fit le brigadier. Elle a été éjectée de l’auto par le choc et elle est allée faire une valdingué sur la pelouse centrale qui divise l’autoroute.
— Où est-elle ?
— On l’a conduite à l’hôpital de Versailles…
— Je veux la voir ! décida Agnès…
Ils parurent effarés et se consultèrent à nouveau muettement.
— Je pense que ce n’est pas indiqué ce soir, objecta le motard. On a dû la mettre aux urgences…
— Comment était-elle, questionna Agnès, jeune ?
— Très jeune, oui, admit le brigadier, de plus en plus gêné.
— Alors c’est ma fille, dit Agnès.
Sa voix avait fléchi. Son magnifique visage venait de se flétrir sous le coup de l’émotion qui soudain la poignait.
Les trois hommes baissèrent les yeux.
— C’était grave ? cria Agnès. C’était grave ?
— On ne peut pas dire, balbutia le brigadier… Faut être docteur pour pouvoir répondre… Nous, hein ?
Agnès fila tout droit à sa voiture, sans un dernier regard pour le tas sombre qui gisait à ses pieds.
Le motard remit son casque et la rejoignit à la sortie de Trappes pour lui ouvrir la route de Versailles.
Rien ne s’était arrêté de fonctionner pour Eva. Elle avait tout vécu, et avec quelle intensité ! Le seul instant d’imprécision, de flottement, c’était lorsqu’ils avaient percuté le camion. À ce moment, il s’était produit une espèce de séparation en elle. Son esprit était parti d’un côté, son corps de l’autre. Et puis ils avaient repris leur place, et de protagoniste du drame, elle était pour ainsi dire devenue spectatrice…
Elle avait vu l’auto pulvérisée dans l’arrière du camion. Elle avait entendu le bruit de locomotive renversée qu’avaient produit les deux véhicules en cessant de fonctionner. Puis ç’avait été le silence, un silence troublé par des craquements de métal broyé. Le camionneur avait ouvert sa portière… Il avait couru à l’arrière de son mastodonte, et sa réaction avait été un chapelet de jurons désespérés…
En peu de temps, un troupeau de voitures s’était amassé sur les deux accotements de l’autoroute. La circulation lui semblait pourtant faible lorsqu’elle roulait… Il y avait eu des lumières, des cris. Avant d’être cernée par une forêt de jambes, elle avait eu le temps d’apercevoir, à la lumière dansante d’une lampe électrique, un bras de Taride dépassant de l’amas de fer tordu. Un bras dressé comme celui d’un noyé qui coule.
Un bras qui lançait un suprême adieu…
— Vous avez mal ? Où souffrez-vous ? Que s’est-il passé ? Est-ce que ?…
Tellement de questions qui tombaient de ces visages perdus tout là-haut dans la nuit perfide… Tellement de questions qu’elle avait fermé les yeux pour s’abstraire. Depuis, elle continuait à se retirer volontairement du monde par le simple jeu de ses paupières. Elle les rabattait sur son regard, et c’était fini, on lui laissait la paix… Des voix continuaient, mais très loin, en un ronron creux qui lui paraissait sans signification…
On l’avait transportée horizontalement… Elle se laissait faire. Elle avait mal un peu partout, mais cette souffrance uniformisée équivalait curieusement à du bien-être. Elle savait que ce mal l’empêchait de penser. Elle s’était abandonnée à toutes ces mains qui voulaient l’arracher à la nuit, la sauver, la porter dans la lumière du lendemain…
À un seul moment, elle avait rouvert les yeux, pas complètement, juste pour laisser passer un bout de regard indifférent. Elle avait vu un homme en blouse blanche penché sur elle. La lumière était si intense que ses paupières baissées ne suffisaient pas complètement à l’en préserver… On l’avait frottée, cousue, pansée… Puis elle avait eu droit à des piqûres et elle avait cessé de souffrir pour s’enfoncer dans une nuit cotonneuse, infiniment douillette, qu’elle espérait être la mort.
— Eva, ma chérie ! Ma petite… Ma petite…
Cela ressemblait à de l’huile bouillante qu’on lui aurait versée dans l’oreille. Elle rouvrit les yeux. Elle se crut perdue dans un champ de Sologne où elle passait ses vacances jadis… Un champ bordé de boqueteaux et noyé de brume… Un champ pelé dans lequel le vent d’automne chassait les petites feuilles jaunes des bouleaux.
Et dans ce champ où s’ébattait l’automne, Agnès arrivait, de sa démarche élégante et menaçante.
— Ma petite Eva, mon cher amour…
Le brouillard se leva, fulgurant. Agnès maintenant était penchée sur son lit. Des larmes emplissaient ses yeux et ne se décidaient pas à tomber.
Eva regarda longuement sa mère. Agnès l’importunait ; elle était si bien là où elle se trouvait un instant auparavant, dans ce pays vide et sans lumière.
— J’ai eu si peur… Si peur, disait Agnès.
Sa voix avait des cassures, des chutes d’intensité, puis elle remontait. Cela faisait comme lorsqu’un gamin tripote le bouton d’un poste de radio, on allait du silence absolu au paroxysme insoutenable…
Pourquoi Agnès ne s’en allait-elle pas ? Elle devait bien comprendre que sa fille avait besoin de solitude !
— Ce ne sera rien, Eva, tu m’entends ? Le docteur… J’ai vu le docteur… Il m’a juré que tu n’avais rien de grave… Une commotion, des ecchymoses ! C’est un miracle ! Un miracle !
Eva chercha dans ses souvenirs. Qu’est-ce que c’était qu’un miracle ? Elle avait du mal à définir le sens de ce mot devenu brusquement barbare à ses oreilles.
Un miracle !
— Madame, il faut la laisser se reposer, chuchota une voix, elle est sous l’effet d’un analgésique…
Eva retrouva la chère nuit ouatée. Mais elle se mit à voir des bribes d’images qui fulguraient comme des éclairs de chaleur dans une nuit d’été. L’arrière illuminé d’un camion… Le pied désespéré qui tapait dans ses chevilles pour lui faire lâcher l’accélérateur. Un pied avec un soulier de daim importé d’Italie… Made in Italy !
Elle revoyait aussi une immense cocotte en papier… Un revolver posé comme un presse-papiers sur une pile de dossiers… Mais la cocotte en papier revenait… Chaque fois, elle était suivie d’un bras levé au-dessus d’un tas de décombres. Ce bras désignait la cocotte ! Les deux images alternaient de plus en plus vite ! Eva aurait voulu avoir de secondes paupières pour les fermer ainsi et essayer d’échapper à ce déroulement sans fin.
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Tino Mattei avait un ami retiré des affaires qui habitait un gentil pavillon dans l’île de Meulan. Mathieu, dit Grosse Patte, à cause du pied bot dont il était affligé, et lui, avaient passé leur jeunesse à « faire » les bonniches des bals de banlieue pour avoir accès aux villas dont les propriétaires s’absentaient. Malgré son infirmité, Mathieu, à cette époque, avait beaucoup de succès féminins, car il possédait une fort jolie gueule. Il était corse aussi, avec des yeux charmeurs, et des dents de loup. Par la suite, il avait exploité son sex-appeal pour approvisionner le Maroc et le Moyen-Orient. Puis, quand il avait commencé à prendre du carat, il avait acheté une gentille propriété dans cette langue de terre située entre Meulan et les Mureaux qu’on appelle l’île Belle. Tino et Mathieu se rencontraient une fois par semaine à Paris, pour des gueulton’s parties, Mathieu ne vivant plus que pour la gueule et son confort. De ses conquêtes passées, qui étaient allées augmenter le cheptel des pachas, il n’avait conservé qu’une grosse Bretonne stupide, parce qu’elle était bonne cuisinière.