Tino fit signe à son compagnon pour lui ordonner de surveiller Valmy. Le Dingo répondit par un sourire vicieux et caressa éloquemment la crosse de son Beretta à travers ses fringues.
Le Corse et Mathieu quittèrent la pièce.
— Ecoute, Tino, murmura Grosse Patte, lorsqu’ils furent hors de la salle à manger, je suis pas curieux de nature mais j’aimerais tout de même que tu m’affranchisses sur ce pensionnaire. Ce mec qu’est ton ami et qu’il faut tenir à la chaîne, ça me chanstique un peu la comprenette. Elle va jusqu’où, ta belle amitié pour lui ?
— Jusqu’à une praline dans la coiffe s’il essayait de les mettre, fit sobrement Mattei.
— Compris…
Ils grimpèrent au premier, flanqués de la dodue Maryvonne et récupérèrent un lit de camp américain démontable, avec son nécessaire, dans un réduit. Ils coltinèrent le tout au sous-sol. À côté de la cave du « retraité » se trouvait en effet une pièce blanchie à la chaux dont la petite fenêtre était pourvue de barreaux. L’endroit était humide, vu la proximité de la Seine.
— Y va prendre des rhumatismes, ton pèlerin, plaisanta Mathieu.
— Ça ne fait rien, assura le Corse ; de toute manière, je crois pas qu’il fasse de vieux os…
— Ah ! oui ?
— Oui. Tu vois, Grosse Patte, çui qui m’aurait dit que je serais capable d’une saloperie, il aurait eu droit à ma main dans la gueule et pourtant je vais en faire une, c’est crevant, non ?
Mathieu se tenait de l’autre côté du lit étroit. Entre eux, il y avait la croupe rebondie de Maryvonne qui tirait les draps. Ils se comportaient comme si elle n’eût pas été là. Cette fille était moins qu’une présence…
— Je te trouve bizarre, remarqua le pied bot, ça ne carbure pas. Tu fais ta ménopause ou quoi ?
— Je me lance dans les béguins à grand spectacle, avoua Tino qui n’avait rien de caché pour son compagnon.
Il prenait un ton piteux, mais Mathieu sentit qu’il était fier de ce qui lui arrivait et qu’il avait besoin d’en parler.
— Sans rire ?
— Une femme du monde, expliqua Mattei. Je l’avais contactée pour lui griffer du pèze, et puis je me la suis faite à la frissonnante… À mon âge, oui, mon vieux ! Faut dire que c’est de l’animal de race. Je te la montrerai un de ces quatre…
— Te laisse pas trop remonter la pendule, conseilla Mathieu ; à nos âges, c’est mauvais…
— Le Notaire que je t’amène, c’était son mari… Toute une histoire, mon vieux. Il embête sa gerce, alors je mets le holà !
Mattei se détourna.
— En plus, il est plein aux as… On va essayer de se goinfrer sur lui…
Ils s’approchèrent de l’escalier.
— Dingo ! appela Mathieu, descends le client !
— Je t’emmerde pas trop ? questionna Tino.
— Penses-tu…
Ils se trouvaient à l’entrée de la cave à vins. Les murs étaient tapissés de casiers de fer chargés de bouteilles. Il y avait là une quantité de crus réputés, classés, étiquetés, répertoriés. Cette parfaite ordonnance disait mieux que des mots la vie heureuse de Mathieu.
— C’est marrant, soupira Tino, t’es si peinard que brusquement j’ai des scrupules. Ce serait comme si je réveillais un môme qui dort.
Grosse Patte lui mit une bourrade dans le dos.
— Tu vas pleurer parce que j’ai un client dans ma cave ! Pour être heureux, je suis heureux, avoua-t-il. Mon trait de génie, ç’a été de raccrocher à un âge où on peut profiter de la vie. Tu devrais en faire autant, mec, parole ! La cambrousse, tu sais pas ce que c’est… Le matin, y a de la brume au fond du jardin, des petits oiseaux dans les arbres… Je prends mes cannes à pêche… J’ai ma barque ! Et quand je rentre, tandis que la Vonvon prépare la tortore, je lis Rustica. Personne peut m’en remontrer pour ce qui est de construire des clapiers ou d’enlever la pépie aux volailles.
Il rit.
— Voilà !
Tino tapota la bonbonne de Mathieu. La graisse, c’est la raison des hommes. Quand ils prennent du poids, ils prennent également de la jugeote. Où était-il, le temps où Grosse Patte débarquait d’autres volailles dans les ports étrangers ? À cette époque, il défouraillait pour un oui, et plus souvent encore pour un non !
Un soir, à Montmartre, rue des Martyrs, il avait morflé un coup de surin dans le bide en rentrant chez lui. Et il avait marché deux cents mètres en tenant ses tripes à deux mains… Maintenant il étiquetait du Meursault et du Vosne-Romanée.
Le Dingo parut, poussant le Notaire du bout de son Beretta. Chaque fois qu’il pouvait jouer les Nick Carter, il était aux anges.
— Voilà, mon prince ! dit Mathieu au Notaire en lui montrant la chambre improvisée… Si vous avez besoin de quéque chose, vous cognez au plaftard avec une des rames qui se trouvent là.
Valmy entra dans la pièce et s’allongea tout habillé sur le lit.
Il était las et avait besoin de réfléchir.
49
Le chauffeur de taxi ne plaisantait plus. Le comportement étrange de sa cliente lui indiquait clairement que quelque chose de grave venait de perturber la vie de sa jeune passagère.
— Il était comment, ce garçon ? demanda-t-il après qu’ils eurent tourné près d’une demi-heure dans le quartier.
Elle n’eut pas le courage de décrire Hervé. Elle se disait qu’il avait fui et elle était tentée de retourner rue du Square-Carpeaux, mais un reste de dignité l’empêchait de céder à ce besoin.
— Combien vous dois-je ?
Il abaissa son drapeau et lut la somme inscrite au compteur. Jeanne paya, donna un large pourboire et, avant de rentrer chez elle, regarda une dernière fois la rue déserte pour y lire des présages.
Une voix tombant du ciel l’interpella.
— C’est quelqu’un que vous attendez ?
Elle vit un visage blanc dans une fenêtre de la maison d’en face. Ce devait être le quincaillier. Ils se connaissaient de vue, ne s’étaient jamais parlé, mais se saluaient, lorsque le hasard les mettait en présence.
— Vous n’auriez pas vu un jeune homme ? demanda-t-elle. Un jeune homme blond ?
— Attendez ! fit le visage lointain.
Il ressemblait à quelque lampion éteint suspendu dans la nuit. Il disparut. Un long moment s’écoula, la fenêtre demeurait vide et obscure. Enfin, la porte de la quincaillerie s’entrouvrit. Un vieux bonhomme, grand et voûté, sortit sur le trottoir. Il avait passé son pantalon par-dessus sa chemise de nuit dont les longs pans formaient un gros bourrelet à la taille. Ses bretelles mal ajustées glissaient sur ses épaules étroites. Le quincaillier avait noué les manches d’un pullover à son cou et coiffé un vieux béret que Jeanne lui avait toujours vu porter. Un béret bien rond, avec une petite queue drue sur le sommet.
— Je peux pas dormir, expliqua-t-il… L’estomac ! J’ai un ulcère et par malheur j’ai voulu manger des frites ; ça ne rate pas…
Il avait besoin de se justifier, d’expliquer les raisons qui le faisaient s’accouder à sa croisée en pleine nuit.
— Vous l’avez vu ? coupa l’infirmière, folle d’impatience.
— C’est-à-dire, oui… J’ai vu un jeune homme blond en effet, en conversation avec une vieille femme à cheveux blancs qui rôde ces temps-ci dans le quartier.
Jeanne eut un désagréable pincement dans la poitrine.