— Mon Dieu ! fit-elle.
— Je n’entendais pas ce qu’ils disaient… Le jeune homme avait l’air de protester…
Le quincaillier sentait le lit…
— Et puis ? balbutia Jeanne Huvet.
— Je ne saurais vous dire, grommela le vieux bonhomme en réprimant une petite toux catarrheuse, de son poing fragile. Ma femme m’a appelé pour me demander si je voulais prendre mon remède… J’y suis allé… Lorsque je me suis remis à la fenêtre, le jeune homme tournait le coin de la rue Popincourt, soutenu par la vieille…
C’était tout. Jeanne évoquait la silhouette effarante de Coco la Jolie. Lorsqu’elle avait vu la vieille, la première fois, à l’hôpital Beaujon, elle avait senti que cet être impensable était une émanation du malheur.
— Vous attendiez ce jeune homme ? demanda-t-il.
— Il vient d’être malade et voulait faire une promenade nocturne pour s’aérer…
— Vous êtes son infirmière ?
— Oui. Je suis allée chercher un taxi… Mais lorsque je suis revenue…
— Ce n’est tout de même pas un enlèvement ! fit le quincaillier d’une voix mal convaincue.
Jeanne comprit le danger. Le vieil homme ne demandait qu’à témoigner dans une affaire criminelle. Il avait passé sa vie entre ses rayonnages de ferrailles et avant de mourir, une petite aventure l’aurait séduit.
— Oh ! non sourit-elle. C’est… C’est sa grand-mère… Elle… Elle boit… Elle n’a pas toute sa raison… Je pense que…
Elle ne pensait rien du tout, ou plutôt si, elle pensait qu’Hervé courait un grand danger. Après tout, il aurait été plus raisonnable de prévenir la police, mais si les flics mettaient leur nez fureteur dans cette histoire, ils découvriraient qu’Hervé avait été un velléitaire du meurtre et l’arrêteraient. Si au moins Valmy s’était trouvé là !
— Je peux faire quelque chose pour vous ? s’inquiéta le commerçant.
— Oh ! non ! Non je vous remercie…
— Vous semblez très…
Il n’acheva pas, son regard venait de tomber sur quelques gouttes de sang en étoile qui formaient un motif bizarre sur le trottoir. Il se baissa en geignant, plongea son doigt dans l’une des étoiles pourpres et regarda à la lumière du lampadaire.
— Du sang, annonça-t-il. C’est juste à l’endroit où ils se trouvaient, tous les deux…
— La blessure se sera rouverte, soupira Jeanne.
— Vous disiez qu’il était malade ; non blessé !
— Il a été opéré.
Elle devenait folle. Maintenant, elle perdait son temps avec ce vieux fouinard. Chaque minute qui s’écoulait augmentait le danger encouru par Hervé.
L’autre n’insista plus. Il se promettait de faire sa petite enquête le lendemain auprès de la concierge de l’infirmière et de prévenir le commissariat si le jeune homme n’avait pas reparu.
— Bonne nuit, lâcha-t-il avec mauvaise humeur.
Il essuya son index taché de sang à son mouchoir et rentra dans son magasin.
Jeanne se mit à courir jusqu’à la rue Popincourt. Elle s’arrêta à l’angle, espérant follement apercevoir Hervé. Elle vit seulement un cycliste portant une musette dans son dos… L’homme passa dans le frisson velouté de son pédalier bien huilé. Jeanne fit quelques pas et découvrit ce qu’elle cherchait, tout en redoutant de le voir : des taches de sang… Elles marquaient le trottoir à chacune des haltes qu’avait faites Coco la Jolie pour reprendre haleine. Elles étaient peu nombreuses, mais suffisaient à constituer une piste… Il sembla à Jeanne Huvet qu’elle possédait un sixième sens. Son esprit survolté atteignait à une espèce de divination… Elle tourna rue de la Roquette, d’abord à droite, puis à gauche avant de poursuivre son cheminement par la rue Basfroi. Mais lorsqu’elle commit ces deux erreurs, elle en fut secrètement avertie. Effectivement, vers le milieu de la rue Basfroi, elle vit encore du sang. Les taches étaient plus petites, moins nombreuses. Cela voulait dire que la blessure n’était pas grave. Cela signifiait que la piste allait se tarir. Devait-elle s’en réjouir ou bien le déplorer ?
Au carrefour Charonne, elle s’arrêta. Une pluie venue de l’Ouest tombait fine et régulière, comme du pommeau d’un arrosoir.
Les lumières avaient d’étranges scintillements sur les pavés luisants.
Jeanne contempla le porche de Sainte-Marguerite…
— Mon Dieu, balbutia-t-elle avec une ferveur éperdue, aidez-moi, assistez-moi ! Faites que je le retrouve ! Faites que je le sauve ! Si vous m’exaucez…
Elle cherchait ce qu’elle pouvait promettre à Dieu en échange de Son aide souveraine…
À cet instant, Hervé lui paraissait l’unique bien de sa vie. Hors lui, elle ne possédait rien que son désespoir secret. Mais Dieu sait se contenter du malheur des hommes lorsqu’ils le lui offrent !
Elle contourna l’église. Il n’y avait plus de sang à terre… Paris n’était plus jonché que de papiers gras, de mégots et de crachats. Jeanne essaya d’entrer en transe, comme un médium. Il fallait qu’elle retrouve Hervé. Il n’était pas loin. Une sorte de contact ténu venait de se rétablir. Question d’ondes !
« Mon Dieu, invoquait-elle, je l’aime… Pourquoi en doutais-je ! Je l’aime ! C’est bien lui que j’attendais… C’est bien lui ! Je le reconnais en ce moment où je le perds… C’est bien lui ! Sauvez-le-moi ! Faites qu’il m’appartienne ! »
Dans le silence confus du quartier, elle crut percevoir comme le bruit grinçant d’une porte aux gonds défectueux.
Elle courut. Cela venait d’une cour, proche de l’église.
Elle y pénétra. Son cœur fit une cabriole. Coco la Jolie venait de surgir d’un sous-sol inattendu. Jeanne avala une grande goulée d’air et courut au-devant de la vieille. La Jolie poussa un cri de peur, car elle ne l’avait pas entendue venir. Elle reconnut instantanément Jeanne Huvet et sa surprise se mua en haine.
— Mais ! fit-elle ! Mais c’est la petite salope qui m’a pris mon homme !
— Où est Hervé ? demanda Jeanne.
Elle était pathétique. Il y avait dans sa question encore de la ferveur qu’elle avait mise dans sa prière.
— Voyez-la, la petite guenon ! susurra la vieille. Ça vous drogue votre homme pour vous l’enlever, et ensuite ça n’a rien de plus pressé que de le tromper avec la première chiffe molle venue !
— Dites-moi où est Hervé ou je hurle ! J’appelle la police, vous m’entendez, sale vieille !
— Si tu l’appelles, c’est ton petit crevard qu’on embarquera, ma belle ! riposta allègrement Coco. Parce qu’il a voulu tuer mon homme ! Il ira au bagne et tu seras obligée de te chercher d’autres lopes comme lui pour t’amuser…
Jeanne se tordit les poignets.
— Rendez-le-moi, madame… Je vous en supplie ! Je vous en supplie !
Elle s’accrochait aux hardes de la vieille, insensible à l’odeur nauséabonde qui s’en dégageait.
— Je le rendrai quand mon homme sera rentré chez nous, pas avant ! décida la vieille. Il se figure me donner dix mille francs et disparaître ! Pas de ça… Je suis la femme au Notaire ! Je l’attends ! Je peux plus vivre sans lui, sanglota-t-elle soudain ; je peux plus, je peux plus… De me retrouver seule chez nous, le soir, ça me donne envie de m’accrocher une corde autour du cou…
Ses larmes n’apitoyèrent pas Jeanne. Elle écarta la mégère d’un coup de hanche et s’élança dans l’escalier moussu…
Elle dévala une dizaine de marches et s’arrêta, stoppée par l’obscurité trop opaque.
— Hervé ! appela-t-elle… Hervé ! Répondez-moi !
La voix affaiblie du garçon lui répondit. C’était un grognement inarticulé.