Elle allait continuer sa descente lorsqu’elle reçut un grand coup de pied dans le dos. Le choc faillit la faire culbuter dans l’escalier ; mais elle tenait ses deux mains appuyées contre chaque mur et elle put se retenir. Voyant, ou plutôt devinant que la jeune fille n’était pas tombée, Coco descendit jusqu’à elle et, à tâtons, voulut lui saisir le cou. Le contact poisseux des doigts de la vieille arracha un gloussement d’horreur à Jeanne. Si une vipère accrochée à une branche avait voulu s’enrouler à son cou, elle n’aurait pas ressenti de terreur plus forte. Elle ôta sa main droite du mur, s’arc-bouta et essaya d’agripper la vieille par-dessus son épaule. Elle lui saisit les cheveux. Coco la Jolie hurla de douleur. Jeanne ne savait plus ce qu’elle faisait ; tout en elle était indicible. Elle saisissait la vieille comme on saisit une charogne, pour dompter son écœurement, pour chercher refuge dans un paroxysme.
Elle tira Coco en avant, tel un catcheur qui veut faire basculer son adversaire par-dessus son épaule. Mais la mégère se débattait. Jeanne perdit l’équilibre, essaya en vain de se retenir sans pour cela lâcher son antagoniste. Ce fut une chute fantastique dans les profondeurs moisies. Un déboulé cauchemardesque…
Cela se termina par un écrasement commun, au fond du puits. Le hasard voulut que Jeanne chute sur Coco. Lorsqu’elle se releva, l’infirmière ressentait des meurtrissures à la hanche et au coude… La vieille ne bougeait plus. Jeanne se mit à avancer dans le couloir bas de plafond en appelant doucement Hervé. Les gémissements du jeune homme la guidaient… Elle parvint devant une épaisse porte de bois. Le lourd panneau comportait une serrure, mais pas de loquet… Jeanne pensa que Coco détenait la clé… Elle revint vers l’escalier, duquel tombait une très vague clarté. Coco la Jolie n’avait pas remué d’un pouce. Jeanne fouilla les poches de la vieille, ne trouva rien… En tâtonnant, elle sentit quelque chose de dur sous les vêtements de Coco. Elle retroussa la robe et trouva un sac de toile épinglé après le jupon. Il contenait la clé et une lampe électrique ainsi qu’un billet de banque gros format. Jeanne actionna la lampe et presque aussitôt, ferma les yeux : Coco la Jolie avait le crâne fendu. Le sang s’écoulait de la monstrueuse plaie et ruisselait sur l’escalier. La vieille avait gardé les yeux ouverts, et son regard vitreux, du fond de la mort, lançait encore un défi.
Jeanne s’éloigna du cadavre. Elle ouvrit la cave bourrée d’un incroyable capharnaüm. Hervé gisait, ligoté à un sommier de fer. Il avait la bouche ouverte et une ceinture de cuir, passée entre ses dents, lui tenait la tête rivée au sommier et l’empêchait de crier… Elle le délivra… Ses doigts tremblaient, elle pleurait, riait, balbutiait des mots d’amour. Enfin, il put se mettre debout…
— Vous avez mal ? demanda-t-elle…
— Non, ça va, partons…
Lorsqu’ils atteignirent l’escalier, Jeanne éclaira le corps de Coco et tint le faisceau de la lampe braqué dessus. Hervé fit un écart et se plaqua contre le mur…
— Elle voulait m’étrangler, soupira Jeanne.
Elle avait déjà vu beaucoup de morts par accident au cours de sa jeune carrière, mais celui-ci lui procurait un effroi inconnu. C’était son mort. Elle garderait éternellement le souvenir de cette chute à deux au cours de laquelle chacune d’elles avait souhaité la mort de l’autre. La volonté de Jeanne avait certainement été la plus forte… Elle ne pouvait croire que le hasard seul portât la responsabilité de l’accident.
— Personne ne vous a entendues ? demanda Hervé avec effort.
— Je ne crois pas. On serait venu…
— Filons.
Il n’eut pas besoin d’assistance pour remonter le roide escalier. La présence de la morte au bas des marches lui donnait des ailes, triomphait de son épuisement.
Ce fut la rue, les murailles noires de l’église Sainte-Marguerite. Il allait, un bras pendant le long du corps, d’une allure rapide et trottinante, sans se préoccuper de la jeune fille qui le suivait.
Au bout de la rue Basfroi, il eut un vertige et s’arrêta. Jeanne le rejoignit et retrouva le geste de Coco la Jolie pour le soutenir. Ce tendre contact effraya Hervé. Maintenant, Jeanne lui faisait peur. Elle avait tué. Involontairement sans doute, et pour une bonne cause, mais elle portait désormais la responsabilité de cette absence définitive de la vieille.
— Non, ce n’est pas la peine, dit-il en se dégageant, je peux marcher seul.
Et ils poursuivirent leur marche bizarre d’animaux en fuite. Lorsqu’ils atteignirent la rue du Chemin-Vert, Jeanne aperçut la tache blême que faisait le visage du quincaillier à la fenêtre.
— Attention, souffla-t-elle, ce bonhomme là-haut a vu quelque chose, ayez l’air naturel.
Hervé se demanda ce que voulait dire « avoir l’air naturel ». Il marcha plus droit, plus lentement.
— Alors ? lança la voix terne du vieillard.
— Vous voyez, je l’ai retrouvé, lança Jeanne.
Elle poussa Hervé dans le couloir de l’immeuble, rabattit la lourde porte derrière eux et s’abandonna à un sentiment de victoire et de curiosité. Elle prit Hervé par la taille, l’attira contre elle et chercha sa bouche.
— Non ! Montons, fit-il impitoyablement, j’ai très mal.
50
Eva s’éveilla et ce fut vraiment comme un réveil ordinaire, comme un doux arrachement au néant, avec d’abord une confuse notion de journée à vivre, de lumière déjà présente ; puis avec des bribes de pensées informulées. Elle était courbatue, lorsqu’elle tenta de remuer, elle découvrit des douleurs échelonnées dans son individu.
Et soudain elle se souvint. Sa terreur lui fit ouvrir les yeux tout grands. Elle vit un mur blanc avec une potence de bois supportant une énorme ampoule. Un tuyau partait de cette ampoule et pendait comme celui d’une pompe à essence-miniature. Tout cela voulait dire qu’elle vivait, qu’on la soignait. Malgré ses maux, son corps était sauf. Elle voulut s’asseoir dans son lit et y parvint sans trop de difficultés. Elle s’aperçut qu’elle avait un pansement au front, un second à l’avant-bras et un troisième à la cuisse…
À cet instant, la porte de la petite chambre s’ouvrit et une infirmière à cheveux gris entra. Elle avait la peau mate d’une brune, des yeux blasés de femme qui a souffert et vu souffrir.
— Il ne faut pas vous agiter, mon petit.
— Il est mort, n’est-ce pas ? demanda Eva…
Elle avait posé sa question si vivement que la garde marqua un temps, cherchant de qui elle voulait parler. Elle comprit et hocha la tête.
— Il n’a pas souffert.
Eva revit le bras de son beau-père émergeant de la voiture accidentée.
Elle se laissa glisser le long du drap, en geignant, car ses mouvements lui faisaient très mal. Ce lit la tentait ; il aurait fait bon s’y abandonner si elle n’avait eu ce déferlement de pensées épouvantables.
— Je l’ai tué, murmura-t-elle.
— C’est un accident ! la rassura l’infirmière.
Eva avait presque oublié la présence de la femme. Un accident ! Si elle était morte aussi, c’eût été un accident ; mais puisqu’elle vivait, ça devenait un crime.
Elle avait tué Henri. Henri qui n’avait pas envie de mourir. Henri, l’homme de la bagarre… Elle entendait, elle entendrait jusqu’au bout de ses jours, ce cri qu’il avait poussé. Cet appel, cette supplication : « Evaaaa ! »
Elle secoua la tête et se mit à hoqueter. Il eût été bon de pouvoir pleurer, mais son chagrin restait dans sa poitrine et l’étouffait. Ce qui la désespérait de plus, chose étrange, ce n’était pas tant d’avoir causé la mort de Taride, comme de ne plus avoir envie de mourir elle-même. Sa vie l’avait reprise en main, durement. Maintenant, elle ne lui échapperait plus. Cela rendrait la disparition de son beau-père d’autant plus inutile.