Taride était mort parce que sa belle-fille n’avait pas compris que les chagrins ont besoin de vieillir pour devenir supportables.
On frappa à la porte. Eva ne tourna même pas la tête dans cette direction.
— C’est votre maman, annonça l’infirmière.
Agnès s’approchait du lit en hésitant. Eva lui jeta un regard inerte. Le visage de sa mère était vieilli par l’insomnie et l’inquiétude. Elle portait un tailleur gris foncé qui lui donnait déjà l’air d’une jeune veuve finissant son deuil.
— Ma petite chérie.
La jeune fille subit un long baiser. Deux larmes d’Agnès mouillèrent sa joue.
Elle lisait en effet une attention angoissée dans le regard de sa mère. Eva ne réagit pas, s’appliqua à conserver une neutralité absolue, plus désespérante que toute autre attitude.
— Comment te sens-tu, ma choute ?
Eva hocha la tête. Cela voulait dire « pas trop mal » et ça la préservait des confidences, des émotions… Elle restait dans sa tour d’ivoire.
— Le médecin que je viens de voir affirme que tu pourras sortir dans huit jours… Tu n’as rien !
Allait-elle encore parler de miracle, comme au cours de la nuit ?
— Tu sais que notre pauvre Henri ?…
Nouveau signe affirmatif d’Eva.
— Il paraît que tu conduisais ?
« Oui », fit Eva de son rapide hochement de tête.
— Pourtant, tu n’as pas ton permis. Quelle folie ! Que s’est-il passé ?
Il fallait parler. Eva balbutia :
— J’sais pas…
— Pourquoi rouliez-vous sur cette route à ces heures alors que je vous attendais à la maison ?
— J’sais pas, répéta Eva.
Une lueur de soulagement fulgura dans les yeux d’Agnès.
— Tu dois bien te souvenir, ma chérie ?
— Non…
Sa fille mentait-elle ? Et si oui, pourquoi ? Agnès devait en avoir le cœur net.
— Voyons, rappelle tes souvenirs, ma choute. Tu as retrouvé Henri au bureau ?
— Me rappelle plus. Plus de rien… Je vois…
— Que vois-tu ? pressa Agnès, comme on questionne un visionnaire.
— Un camion devant nous, et j’arrive pas à tourner le volant… C’est tout !
— Il faut bien te laisser soigner, ma chérie, soupira Agnès.
Elle partit après un nouveau baiser plus rapide. Tant de devoirs l’attendaient autre part.
Lorsqu’elle fut sortie de la chambre, Eva se mit à réfléchir. Elle pensait que sa mère allait hériter les biens de Taride. Comme elle devait se réjouir ! La roue avait tourné, cette nuit, à folle allure, et c’était Agnès qui avait sorti le numéro gagnant, comme toujours.
La jeune fille voyait la cocotte de papier posée sur le sous-main d’Henri. La cocasse figure pouvait changer la vie de sa mère. Seulement fallait-il encore qu’elle se trouve entre de bonnes mains. Qui donc pourrait croire que ce pliage amusant était en réalité un testament ? On allait le détruire…
Elle tourna la tête vers l’infirmière. La garde lisait, à son chevet. Elle pliait le livre en deux. C’était un roman d’amour qu’elles devaient se repasser, entre collègues, en commentant les agissements du héros.
— Madame, balbutia Eva.
L’autre releva la tête.
— Je voudrais dormir, on ne pourrait pas faire le noir ?
Sans répondre, l’infirmière glissa le livre dans sa poche, actionna la manivelle du store pliant et quitta la chambre pour aller lire son roman ailleurs.
Eva attendit un instant, puis, à pas de loup, réprimant ses gémissements le plus possible, elle se laissa glisser du lit. Elle avait tout le côté gauche endolori. Elle fit quelques pas sur le plancher qui tanguait un peu. Elle pourrait marcher… Sans bruit elle ouvrit le placard de fer dressé dans l’angle du mur. Elle espérait y trouver ses vêtements ; ils y étaient effectivement, mais dans un triste état. On avait partagé son corsage en deux pour lui permettre de respirer plus librement. Sa jupe de tweed était en lambeaux… Le talon d’une de ses chaussures manquait…
Eva revêtit néanmoins ses hardes, au prix d’infernales souffrances. Lorsque ce fut fini, elle ressemblait à une miséreuse. Elle se traîna à la porte, ouvrit aussi lentement qu’elle le put. Sa chambre terminait un couloir. Juste à côté, elle lut sur une porte « Vestiaire des infirmières. » Elle y entra et trouva du premier coup ce qu’elle cherchait : une blouse blanche. Elle la passa avec facilité, car elle était trop grande pour elle. Elle retroussa les manches, fit bouffer la blouse à la taille pour en diminuer la longueur…
Le plus périlleux restait à accomplir. Pouvait-elle espérer quitter sans encombre cet hôpital surpeuplé en pareil attirail ? Au lieu de remonter le long du couloir, elle ouvrit la fenêtre du vestiaire et coula un regard à l’extérieur. La croisée donnait sur une pelouse, à l’arrière des bâtiments. Toutes les fenêtres donnant de ce côté-ci étaient fermées et pourvues de vitres dépolies. Eva amena une chaise près de la croisée, parvint à se jucher sur l’encadrement, retira la chaise qu’elle laissa glisser le long du mur afin de s’en servir extérieurement comme escabeau.
Ces différents exercices lui avaient rompu les membres. Elle crut s’écrouler sur la pelouse onctueuse bordée de bégonias roses. Mais sa volonté la galvanisait.
Elle suivit l’allée semée de cailloux roses, au bout de laquelle se dressait le pavillon du garde, près d’une voûte barrée par un portait. Le portail était ouvert. Comme Eva atteignait la voûte, une ambulance se présenta. Elle se glissa de l’autre côté du véhicule, et, tandis que le conducteur parlementait avec le gardien, franchit le porche sans être vue.
Un pâle soleil baignait Versailles d’une lumière fragile. Une lumière qui allait bien à la ville mélancolique. La jeune fille s’orienta et, traînant la jambe, se dirigea vers l’une des gares où elle savait pouvoir trouver des taxis.
— Attendez-moi ! recommanda-t-elle au chauffeur.
Elle sentit que l’homme n’était pas très rassuré et elle aurait voulu pouvoir lui laisser un gage quelconque, mais elle n’avait rien ; pas un sou, pas le moindre bijou.
— Vous en avez pour longtemps ?
— Non.
— Parce que je suis pressé, j’ai un client que je dois charger à onze heures au Trianon-Palace !
— Je reviens…
Elle descendit et traversa le trottoir. Le conducteur nota le numéro de l’avenue George-V où se rendait son étrange cliente. Puis il s’occupa de trouver une place pour stationner.
Jeanne s’assit dans l’ascenseur, à bout de forces en souhaitant que les bureaux ne fussent pas fermés ! La mort de Taride était certainement connue de ses employés maintenant, et ceux-ci devaient défiler à qui mieux mieux boulevard Maurice-Barrès pour présenter leurs condoléances à la veuve.
Lorsque l’ascenseur s’immobilisa, elle vit de la lumière derrière la grande porte de verre. Cela lui donna du courage pour actionner la grille de la cage d’acier.
— Elle traversa le palier en chancelant, s’agrippa à la poignée dorée de la porte et poussa.
Le personnel du Consortium Français de Publicité était groupé dans le hall, autour du bureau de Mlle Marthe et commentait l’accident. Chacun donnait sa version, émettait des hypothèses concernant ses causes. L’entrée d’Eva les fit taire. Ils se figèrent tous en un garde-à-vous impressionnant. Ce fantôme blafard, vêtu de blanc, dont les yeux ressemblaient à des lucioles, les faisait douter de la réalité.