La jeune fille évalua la largeur du hall. Pour elle, c’était une immense place creusée de fondrières. Sans regarder personne, elle passa une affolante revue du personnel de son beau-père.
Elle se disait… Encore trois pas… Encore deux… Elle s’y reprit à deux fois pour actionner la porte.
La pièce avait repris son aspect rassurant de bureau d’affaires. Ce que Taride et Eva avaient vécu là, la veille, s’était dissipé comme une odeur. Elle contempla le sous-main vide et son découragement fut tel qu’elle ferma les yeux. La cocotte de papier, enjeu de sa triste équipée, n’était plus là.
Eva contourna le bureau. Qui donc avait fait disparaître le pliage ?
Elle pensa que Mlle Marthe mettait de l’ordre dans le bureau, chaque matin, avant l’arrivée de Taride. Elle préparait les dossiers, la liste des coups de fil à donner…
Oui, à n’en pas douter ce devait être elle qui avait détruit le document. Du coup, les dernières forces d’Eva s’en allèrent.
Elle se laissa glisser à genoux sur le tapis, ses ongles griffant le bureau pour chercher un appui. Tout chavirait. C’était comme au cours de la nuit, lorsqu’elle fonçait à tombeau ouvert dans les feux du camion. Elle essaya de dissiper ce vertige effréné en appuyant son front contre le métal du meuble. Mais elle glissa sur le côté et s’abattit en avant.
Et le cauchemar se reproduisit, sans la moindre variante. Des jambes la cernèrent, des voix dirent, très haut, des choses qu’elle ne comprenait pas ; des mains s’affairèrent sur son corps, frénétiques et maladroites.
Eva ouvrit les yeux. En tombant elle avait renversé la corbeille à papier et elle apercevait la cocotte couchée sur le flanc tout comme elle.
Elle aurait voulu allonger la main pour la saisir, mais elle n’avait plus la force de faire le moindre geste. Toujours ce fade recommencement qui donnait à l’existence son aspect écœurant. On la porta sur le divan. Eva éprouva sous elle le contact lisse et froid du cuir. Elle aperçut la fenêtre rayée par les lames métalliques du store, la pile de dossiers sur le bureau. Elle évoqua Henri et l’ardente brûlure de son désir !
— Mademoiselle Eva !… Il faut appeler un docteur… Prévenir Mme Taride… Il faut !… Il faut !…
Ce qu’il fallait, Eva le savait mieux que personne : c’était prendre la cocotte de papier et la mettre en lieu sûr.
Seulement, pour parvenir à accomplir cet exploit, elle ne possédait plus suffisamment de forces ni de volonté…
— Attendez ! dit quelqu’un… Elle veut parler…
Le silence s’établit, brusquement ; trop brusquement, et cela lui meurtrit les oreilles comme un bruit trop violent. Eva regardait Mlle Marthe. Celle-ci comprit que la blessée voulait s’adresser à elle. Elle considéra les autres, comme pour s’excuser de ce choix et se pencha sur Eva.
— Dans la corbeille à papier, une cocotte… C’est à moi…
Mlle Marthe s’écarta d’elle. Avait-elle compris ? On chuchotait :
— Que veut-elle ? Qu’a-t-elle dit ?
— Elle délire, répondit la secrétaire.
Pourtant, comme on donne l’heure à un malade cloué au lit et pour qui le temps ne signifie plus rien, elle s’en fut ramasser le pliage et l’apporta à Eva. La main valide de la jeune fille se referma sur le papier. Personne ne pourrait plus le lui faire lâcher. Personne…
On décida de l’emmener chez elle en taxi. Pendant qu’on la transportait, quelqu’un téléphona à Agnès pour la prévenir.
La jeune veuve était morte d’angoisse lorsque l’étrange cortège qui lui ramenait sa fille se présenta boulevard Maurice-Barrès. Eva n’avait pas reperdu connaissance, mais elle ballottait dans les bras de ceux qui s’occupaient d’elle, comme si elle eût eu conscience des choses sans vraiment les vivre.
Rose, en larmes, la coucha, assistée de Marthe.
— Laissez-nous ! demanda Agnès lorsque sa fille fut bordée et qu’elle eut téléphoné au médecin de la famille.
Les deux femmes sortirent.
— Pourquoi as-tu fait cela, ma chérie ? demanda-t-elle d’une voix tremblante d’inquiétude.
Quelque chose avertissait Agnès que l’évasion de sa fille et son retour au bureau avaient une signification importante.
— Je ne sais pas, soupira Eva.
— Voyons, à quoi cela rime-t-il ? Dans l’état où tu te trouves, tu aurais pu…
Eva se dit qu’elle ne s’en tirerait pas sans fournir une explication valable.
— Je ne me souviens plus de rien, sanglota la jeune fille. Il m’a semblé que si je retournais dans le bureau d’Henri je renouerais le fil cassé, tu comprends, ma poule ? Cette nuit, dans ma tête, c’est insupportable !
Agnès l’embrassa.
— Reste tranquille… On va te soigner… Ça te reviendra sûrement par la suite !
— Tu crois ? demanda Eva…
Ça avait pris. Elle était aussi forte qu’Agnès lorsqu’elle le voulait. Peut-être disait-elle vrai lorsqu’elle affirmait à son beau-père, la veille, qu’elle deviendrait comme sa mère ?
Elle n’avait pas lâché la boule de papier. Ce feuillet pétri dans le creux de sa main fiévreuse allait changer la face d’un monde si elle avait la force de le soustraire à sa mère. C’était une espèce de glaive brandi par Taride du fond de sa nuit.
51
Ficelle sortit de sa roulotte sans roues, la bouche amère et l’œil épais. Il venait de prendre une cuite de dix mille francs qui avait duré plusieurs jours et se sentait déboulonné. Il regarda le ciel à travers les cheminées d’usines.
Dans ce quartier, le ciel n’était jamais très clair. C’est pour cela que le doux Ficelle regrettait d’y voir s’élever de beaux immeubles. Il pensait aux mômes qui allaient y vivre et qui ne sauraient peut-être jamais qu’à certains points du monde, l’horizon est si bleu !
Il descendit les trois marches de sa demeure. La roulotte partait en digue-digue, mais elle lui était chère comme sa coquille à un escargot.
Il bâilla, esquissa quelques mouvements gymniques des plus élémentaires et s’éloigna de sa démarche menue de pingouin. Le bout de son grand nez était tout rouge à cause de son foie surmené… Ficelle gagna le prochain arrêt d’autobus. Il se souvenait que le Notaire l’avait chargé d’une double mission dont il n’avait exécuté encore que la première partie. Il avait remis le billet de dix mille francs à Coco en lui conseillant d’oublier son compagnon ; mais, par contre, il n’avait pu encore transmettre à Tino le message de Valmy. Deux fois, il s’était rendu au bar fréquenté par le Corse, sans pouvoir le joindre. Son gros billet lui brûlant la poche. Ficelle s’était tout doucement laissé glisser dans le vin rosé. Maintenant qu’il en émergeait, il tenait à se libérer définitivement.
À l’heure de l’apéro, le Pigeon Vert était plein. Un Pathé-Marconi à changeur automatique moulait une pile de disques corses dont les habitués entonnaient les refrains. L’endroit sentait fortement l’anis, les consommateurs éclusant du pastis avec un ensemble parfait.
Ficelle découvrit Mattei à une table du fond. Le Corse lançait les bobs sur la piste feutrée du 421 en compagnie du Dingo et d’un troisième larron. Il avait un geste précis qui trouvait les six sans coup férir.