Hervé devinait que la chaleur de sa figure était déjà un contact… Il attendit un peu, mais, n’y tenant plus, sa bouche avide se plaqua sur un sein de Jeanne. Elle poussa un grand cri, se débattit, fit un rétablissement et courut au fond de la pièce, les bras croisés devant sa poitrine. Elle pleurait en secouant la tête. Dans son mouvement affolé pour se dégager, elle avait heurté le bras blessé du garçon. Hervé grimaçait de douleur en regardant bêtement couler les larmes de sa compagne.
— Jeanne, murmura-t-il… Je te fais peur ?
Elle s’approcha, gardant toujours ses bras en croix devant elle.
— Pas toi, balbutia-t-elle. Oh ! non… Je t’aime, Hervé… Je t’aime comme une folle. Mais…
Elle hésita, et, bravement, sans lâcher son regard, lui raconta sa mésaventure amoureuse.
— Depuis, tu comprends, expliqua-t-elle, je me suis repliée sur moi-même… Et sans que je m’en aperçoive, je me suis mise à avoir peur des hommes.
Hervé comprenait ce sentiment. Il l’enchantait. Tout homme, même s’il ignore la jalousie, se repaît de la notion d’exclusivité. Ce complexe de Jeanne, c’était mieux qu’une virginité… En tout cas, c’était plus durable. S’il parvenait à le vaincre, Hervé serait à jamais l’ELU.
— Je te désapprendrai la peur, promit-il…
Elle se rapprocha de lui, retrouva sa place coutumière contre les jambes du garçon. Il n’essaya plus de la brusquer.
— Je te demande d’être patient, dit Jeanne… Si tu m’aimes…
— Je t’aime…
Ils s’embrassèrent encore sans qu’elle cessât de protéger ses seins nus. Puis elle s’en fut se rajuster.
À midi, Jeanne descendit acheter quelques provisions et revint avec le journal. La mort de Coco la Jolie y était mentionnée et la teneur du court article consacré à la pauvresse les rassura. La thèse de l’accident n’était pas mise en doute. Un seul fait intriguait le journaliste : ce billet de dix mille francs plié en quatre qu’on avait retrouvé dans la poche-sac de la pocharde.
Beaucoup plus long, par contre, était le papier consacré à l’accident de Taride. En apprenant la nouvelle, Hervé fut profondément surpris et troublé. Il relut deux fois le papier et soupira d’une voix brisée :
— C’est ma faute !
— En voilà une idée, se récria Jeanne, qui avait lu pardessus son épaule.
— Mais si, dit Hervé… Mais si… Tu vois bien : elle conduisait… Ça veut tout dire !
— Ça veut dire qu’elle conduisait mal, insista Jeanne.
— Elle a fait cela pour en finir, affirma Hervé ; lorsqu’elle est partie d’ici, j’ai senti qu’elle allait commettre une bêtise.
— Tu te fais des idées, Hervé.
— Non !
— Et quand cela serait ! s’emporta-t-elle. Est-ce ta faute si sa mère est une meurtrière, si elle a voulu tuer Lucien, te tuer…
— Ce n’est pas non plus la faute d’Eva, répondit Hervé.
Qu’il appelât la jeune fille par son prénom mit le comble au ressentiment de Jeanne.
— Hervé, dit-elle, je sens que l’amour me rend égoïste… Et je pense honnêtement que c’est bien ainsi. Chacun sa peine, chacun ses joies. Nous nous aimons, et cela seul compte… Si je te disais que je pense à peine à l’absence de Lucien… Et pourtant, elle est inquiétante, non ?
Hervé hocha la tête.
— Tu as raison, Jeanne, je ne veux plus penser à cela…
— D’ailleurs, reprit l’infirmière, tu as lu ce que dit le journal : les jours de la belle-fille de Taride ne sont pas en danger !
Hervé évoquait la fameuse nuit de La Frite. Ç’aurait dû être un cauchemar… À cet instant-là, il se croyait un meurtrier ; il était ivre et vomissait sur un trottoir… Il songeait au visage triangulaire d’Eva…
— À quoi penses-tu, Hervé ?
— Je ne pense pas, fit-il : je rêve.
C’était vrai. Il rêvait…
Les jours d’Eva n’étaient pas en danger. Les jours d’Eva ! Comment allaient-ils s’écouler désormais ? Serait-ce vraiment des jours ? N’entrait-elle pas dans une nuit infinie, pire que la mort ?
— Tu pleures ! s’écria Jeanne.
— Je pleure parce que je suis un salaud, fit-il… J’ai beau regarder derrière moi, je n’aperçois aucune lueur… J’ai toujours été un veule, avec des réactions de lâche !
— Tais-toi, cela finira. À nous deux, nous allons recommencer… Tu le veux bien ? Dis, Hervé, mon amour, tu le veux bien !
— Je le veux ! Oui ! fit le garçon avec conviction. Tu parles… J’en ai marre de ce passé si peu présentable !
Ils se turent. On venait de sonner à leur porte. Deux petits coups, presque familiers.
— Ce n’est pas Lucien, affirma Hervé… Il se sert toujours de ses clés.
— Peut-être les a-t-il perdues ?
Jeanne alla ouvrir, anxieuse.
Elle trouva sur le palier un gros homme ventripotent, affligé d’un pied bot. Il y avait dans la personne du visiteur quelque chose de débonnaire et de rusé. De prudent aussi.
— Je viens de la part du Notaire…
Elle eut un geste prompt ; presque un élan.
— Oh ! mon Dieu, que se passe-t-il ?
— Vous permettez ? fit Grosse Patte en entrant.
Il claudiquait très légèrement. Hervé parut, en robe de chambre, les traits tirés, les joues couvertes d’une barbe blonde mousseuse.
— Qu’est-ce que c’est, Jeanne ?
— Ce monsieur vient de la part de Lucien.
Mathieu avait délibérément repoussé la porte. Il tenait maintenant le mot de Valmy, mais avant de le lui donner, partait dans un préambule inattendu.
— Vous avez lu les journaux, m’sieur-dame ?
— Oui… heu ! enfin…, bégaya Hervé.
Que signifiait cette attaque brusquée ?
Posément, Grosse Patte extirpa France-Soir de sa poche et mit sous le nez du garçon l’entrefilet concernant Coco.
— Vous savez que c’était la copine du Notaire ?
— Oui, dit Hervé.
Jeanne devenait d’une pâleur de cire.
— Lucien a eu les foies qu’on l’accuse de… de l’accident et qu’on vous ennuie, vous, ce qui se produirait fatalement s’il logeait ici. Alors il est venu chez moi. Je suis un de ses potes du temps de la mouise. Tenez…
Cette fois, il lâcha le feuillet. Jeanne en prit connaissance.
Il était en effet arrivé une enveloppe pour Valmy au courrier de la veille. Une enveloppe très épaisse à en-tête d’une banque. Jeanne regarda Hervé, l’interrogea d’un hochement de menton. Il lui fit signe d’accepter. Elle prit l’enveloppe sur la console et la tendit à Mathieu.
— Je pense que Lucien a tort de s’inquiéter, dit-elle…
— On n’est jamais trop prudent, affirma Grosse Patte. On voit que vous ne connaissez pas les poulets. On croit qu’ils roupillent, et puis ils vous guignent en réalité du coin de l’œil. Allez, je me sauve… Bonne bourre, mes enfants !
Il avait rouvert la porte.
— Dites-lui que nous l’attendons ! lança Hervé.
— C’est ça, répondit Mathieu.
Il était déjà dans l’escalier dont il martelait les marches de son pied de pachyderme.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? fit Jeanne. Il avait un drôle de genre, ce type-là…