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— Pff ! À quoi bon s’inquiéter, riposta Hervé. Personne n’a pu inventer que Lucien avait du courrier. Il nous expliquera cela quand il rentrera.

— Tu y crois, toi, à son inquiétude concernant la vieille ?

— Ça me paraît assez logique, fit Hervé…

Il en avait assez de ces événements extérieurs qui troublaient sa bienheureuse quiétude.

— On n’ouvre plus à personne, décida-t-il lâchement.

53

Le noir lui allait bien. Loin de la vieillir, il accentuait sa minceur et avivait son regard.

— Tu es belle, fit Tino.

Il ne pouvait s’empêcher de lui rendre cet hommage sincère. Et pourtant, cela faisait bien trente ans que le truand n’avait pas tenu à une femme pareil langage. Mattei avait vite compris que les flatteries prodiguées à une sœur se retournent vite contre vous. Elles vous croient à leurs griffes et se permettent tout.

Il avait téléphoné tout l’après-midi chez elle pour essayer de la joindre ; mais le téléphone avait été débranché. En désespoir de cause, il l’avait appelée au Consortium de Publicité. Elle s’y trouvait.

— Qu’est-ce que tu maquilles au bureau de ton bonhomme ? demanda-t-il, intrigué.

Agnès épousseta d’infimes poussières sur les plis de sa robe noire.

— J’en ai pris la direction, dit-elle.

— Tu blagues ! s’écria Tino.

— Pas du tout. L’affaire de mon mari n’a de valeur que lorsqu’elle est en exploitation ; sinon ce n’est rien de plus qu’un nom sur une porte. Il faut bien que je la continue, si je veux vivre.

La stupeur du Corse n’était rien en comparaison de celle du personnel lorsque, au lendemain des funérailles de Taride, sa veuve était arrivée au bureau en déclarant que tout continuait. Depuis deux jours elle étudiait les dossiers, questionnait les employés, prenait contact avec les clients importants, s’initiant aux mystères de l’affaire avec une vivacité d’esprit qui forçait l’admiration. « Une femme de tête ! » chuchotaient les membres du Consortium… Une femme de tête qui les mettrait tous dans sa poche.

Agnès ressentait la griserie des affaires. Cela faisait tout juste quarante-huit heures qu’elle avait pris la relève, dans le bureau d’Henri, et déjà elle savait qu’elle venait de trouver sa nouvelle voie. La publicité était un vaste champ d’expérience à la mesure de sa ruse et de son ambition. Elle allait pouvoir y exercer ses dons.

Tino ne parlait plus, mais il la dévorait des yeux. Une femme pareille, ça valait de l’or, et même beaucoup plus que de l’or.

— Alors ? demanda-t-elle.

Il battit des paupières comme un collégien. Tous deux avaient pris rendez-vous dans le café de la place Victor-Hugo, où ils s’étaient retrouvés une fois déjà. Ça leur rappelait des souvenirs, de curieux souvenirs…

— Alors ça y est, dit Tino, j’ai enfin le fric. Mais ça n’a pas été sans peine. Figure-toi que ce salopard m’avait fait un chèque de six briques. En banque, y avait pas la couverture vu qu’il avait retiré déjà cent mille balles… Je m’en suis fait faire un second. Cette fois il a cherché à me faire le coup de la signature pas conforme. Heureusement, j’ai l’œil, j’avais conservé sa première image et j’ai comparé…

Fier de lui, Tino s’enhardit et prit la main de sa compagne.

— Dis, ma belle, sois chic, allons régler nos comptes ailleurs.

Sa voix anxieuse manquait d’oxygène.

— Où ? demanda Agnès.

— Pas loin, tu vois bien…

Elle secoua la tête.

— Merci pour la délicate attention, après la scène que vous m’y avez fait vivre…

— Justement, soupira Tino, ça sera beaucoup plus excitant…

— Non, il faut que je rentre, ma fille est au lit…

— Et alors, elle n’y est pas mal ! Me dis pas que t’as pas une heure à me consacrer, ça fait quatre jours que je travaille pour toi.

« Ce qu’il y a d’irritant avec ce gangster, songea Agnès, c’est que, lorsqu’il me demande une faveur, je devine toujours une menace dans sa voix. »

Il fallait céder. D’ailleurs ce n’était pas désagréable. Si la jeune veuve se refusait, ce n’était certes pas par pudeur, mais bien parce qu’elle voulait rester murée dans son ambiance d’affaires. Elle craignait de disperser dans l’amour des forces vives dont elle avait grand besoin pour d’autres tâches.

Elle se leva, sans un mot. Devant cette tacite acceptation, Tino se sentit inondé de bonheur.

En remontant l’avenue Poincaré, il se crut obligé de parler. Les mots passaient mal et sonnaient faux. On comprenait très bien qu’il ne pensait pas ses questions et n’écoutait pas les réponses.

— Ça va pas mieux, ta gosse ?

— C’est surtout le moral, dit Agnès… Elle semble se désintéresser de l’existence. L’accident lui a causé un choc…

— Ah oui !

— Elle ne se rappelle plus les circonstances de l’accident… Elle ne sait pas pourquoi elle pilotait l’auto, ni où ils allaient, mon mari et elle…

Le Corse haussa les : épaules.

— C’est pas étonnant, après une beigne pareille ! Mais ça reviendra…

Elle espérait au contraire que ça ne reviendrait pas. Elle croyait en la comédie de l’amnésie partielle que lui jouait sa fille. Cet état de choses arrangeait singulièrement Agnès…

La même soubrette délurée vint leur ouvrir. Si elle reconnut Agnès, elle n’en laissa rien paraître et elle conduisit le couple à une chambre qui n’était pas celle de la fois précédente. La pièce était petite. Le lit en occupait la moitié de la superficie et il se trouvait presque à même le plancher.

Des glaces encore l’entouraient, surmontées d’une barre de néon rouge.

— Changement de décor ! plaisanta le Corse.

Il tira de sa poche un paquet de la dimension d’un livre épais. Il le défit.

— Six briques moins cent ! annonça-t-il triomphalement.

Il s’amusa à feuilleter les basses à toute allure. Elles firent un bruissement soyeux. L’éclairage incendiait les billets. Dans cette lumière rouge, ils paraissaient faux. Agnès fut prise d’un doute et alla ouvrir le rideau de la petite fenêtre pour contempler les coupures à la lumière du jour.

— On dirait que t’achètes une étoffe, fit Tino. Tu crois que ce sont des biftons de la Sainte Farce ?

— Vous m’avez déjà joué une farce ici, objecta Agnès…

Elle avait eu le temps de s’assurer que l’argent était bon.

Elle déposa les basses crissantes sur le lit.

— Sans nous, t’héritais pas de ton premier mari, affirma Tino en louchant sur les billets.

Agnès sursauta.

— Mon premier mari ! s’écria-t-elle.

— Et alors !

— Comment savez-vous cela ?

— Bédane, le Notaire nous l’a dit…

Elle se mordit la lèvre inférieure… Valmy restait dangereux, même lorsqu’il était séquestré.

— Il voulait faire cadeau de ce pognon à son infirmière, dit le Corse. Il l’avait intitulée sa… Comment dit-on ?

Mais Agnès se souciait peu de parfaire le vocabulaire du truand. Toute son attention était réservée à ces millions empilés sur le drap pourpre. Une vraie vision d’enfer. Le visage de Tino paraissait écorché vif et lui rappelait celui de Taride après l’accident.

— Cette lumière est ridicule ! fit-elle soudain, ouvrez les rideaux et éteignez.