Il hésita à obéir, n’aimant pas qu’on lui parlât sur ce ton. Mais il céda. Il céda parce que c’était Agnès.
— Comment procède-t-on ? demanda la jeune femme en caressant l’argent.
— Comme tu voudras, répondit le Corse avec détachement.
Il se foutait du fric, seulement le Dingo ne pensait pas comme lui. Tino devait également refiler une botte à Grosse Patte pour son dérangement. Il le dit à sa partenaire.
— Prenez ce qu’il vous faut, fit-elle.
Le Corse hésita. Il avança la main, saisit un paquet d’un million ; puis il rafla la liasse de neuf cent mille francs.
— Ça ira comme ça, déclara Mattei en empochant l’argent qu’il venait de ponctionner.
Agnès ne dit rien. Elle regrettait cette forte amputation mais comprenait qu’il fallait en passer par là. Il lui restait quatre millions d’argent frais qui la remboursaient un peu des primes payées à l’assurance.
Tout s’organisait merveilleusement bien. C’était à croire qu’un génie machiavélique veillait sur elle…
De joie, elle tendit sa bouche à Tino. Elle avait un autre service beaucoup plus considérable à lui demander. Mais ce n’était pas encore le moment de présenter sa requête. Auparavant, il fallait régler l’autre partie de sa dette envers lui.
— T’as raison, soupira Tino. Cette lumière rouge était con. Je t’aime mieux en couleurs véritables. Tu veux que je t’avoue quelque chose ?
Il lui en coûtait. Les hommes comme Mattei n’avouent jamais, même des secrets sans danger, mais il avait un irrésistible besoin de se donner à elle par les moyens les plus multiples.
— Un jour, on a enterré un pote à moi, à Montmartre…
Il se tut brusquement en découvrant qu’il ne savait pas s’exprimer. Quels que soient les liens qui les unissaient, Agnès et lui, ils seraient toujours séparés par le langage.
— Eh bien ? l’encouragea Agnès.
Elle commençait de se dévêtir. Il l’arrêta du geste.
— Non, fit-il, attends, c’est à ça justement que je voulais en venir. À c’t’ enterrement, y avait une môme en grand deuil… J’sais pas ce qu’elle était rapport à mon copain… Mais tout ce que je me rappelle, c’est que j’ai eu envie d’elle comme il est pas permis et que pour un peu je me la serais payée, toute fringuée, sur le caveau de famille… Tu vas dire que je suis dingue ?
Agnès sourit. Elle avait compris. Posément, elle rajusta sa toilette et attendit, tout habillée, le bon plaisir de soudard du Corse.
Elle savait qu’il allumerait une cigarette pour chasser sa gêne… Et, de fait, lorsqu’il se fut séparé d’elle et qu’il l’eut contemplée à loisir, pantelante, comblée dans le désordre de ses vêtements chiffonnés, il alla prendre une cigarette dans sa poche et l’alluma. Puis il la tint « à la voyou » avec la paume de la main face au bout incandescent.
— Tino, fit-elle, il ne faut pas que le Notaire soit remis en liberté.
Mattei s’arrêta de téter sa cigarette. Il se tourna vers Agnès. Jamais il n’avait vu une frangine aussi impudique. Au lieu de rétablir l’ordonnance de sa toilette, elle restait crucifiée sur cette couche de plaisir.
Le Corse se leva.
— Là, ma gosse, tu m’en demandes trop, assura-t-il.
— Tu comprends bien que cet homme constitue un danger terrible pour moi et qu’i ne pense qu’à ma perte !
— Tu m’en demandes trop, ne put que répéter Tino. J’ai déjà fait beaucoup.
— Je ne comprends pas tes scrupules, dit-elle. Pour ta propre sécurité, il est souhaitable que Valmy disparaisse.
— Ma sécurité, j’en fais mon affaire, grommela Mattei.
— Et la mienne, Tino, qu’en fais-tu ?
Elle avait sorti sa voix irrésistible. Une voix qui vous fouillait jusqu’au ventre.
— Je m’arrangerai pour que le Notaire te fiche la paix.
— Il n’y a qu’une façon d’arranger ça !
Elle se redressa, les jupes retroussées jusqu’au haut des cuisses, ses bas fumés tendus sur sa chair ambrée. En la prenant, Tino avait arraché le sommet d’un bas. Il considérait cet accroc d’un œil avide. Pour lui, il symbolisait l’étreinte.
— Si ça t’effraie, dit Agnès, fais-le faire par ton camarade… Je suis sûr que moyennant finances, il s’en chargerait, lui. Prends encore de l’argent s’il le faut.
Tino haussa les épaules.
— Non, grommela-t-il. Tant qu’à faire de commettre une saloperie, je préfère m’en charger moi-même.
54
Lorsque Rose ouvrit la porte, Agnès comprit qu’il se passait quelque chose. La bonne semblait honteuse et désemparée.
— Madame, balbutia la domestique…
— Eh bien, parlez ! cria Agnès.
Machinalement, comme si elle avait besoin de contrôler de ses propres yeux la révélation de Rose, Agnès courut à la chambre de sa fille. Le lit était vide effectivement.
Rose, qui la suivit, se croyait obligée de pleurnicher.
— Je vous avais bien dit de ne pas la quitter ! fit Mme Taride en secouant férocement le bras de la domestique. Si j’avais su, j’aurais engagé une infirmière !
— Elle m’a demandé d’aller lui acheter un livre, sanglota la pauvre fille. Elle paraissait très calme, est-ce que je pouvais me douter !
Elle montra le roman, enveloppé dans une jaquette-réclame.
— Quand je suis revenue, Mademoiselle n’était plus là !
Agnès haussa les épaules et s’en fut se changer, car elle se sentait mal à l’aise dans sa toilette malmenée par les rudes pattes de Tino.
Elle était soucieuse. Pour quelle raison Eva s’était-elle enfuie ? Peut-être était-elle retournée au bureau, à la recherche d’une impression perdue… Seulement les locaux étaient fermés à cette heure. Décidément, elle était bizarre depuis l’accident. Agnès se promettait de la montrer à un psychiatre. Elle l’aurait déjà fait, si une vague crainte ne l’avait retenue : celle de voir sa fille faire des révélations inquiétantes.
Soudain, comme elle achevait de se recoiffer, les cris de Rose retentirent :
— La voilà ! Madame ! Madame ! Mademoiselle est de retour…
Agnès se précipita. Elle trouva Eva debout au milieu du hall. La jeune fille portait un imperméable bleu, très serré à la taille. Elle avait les deux mains dans ses poches et paraissait épuisée.
— D’où viens-tu ? demanda Agnès.
Eva se laissa tomber sur un siège sans ôter ses mains de ses poches. Elle respirait avec difficulté. Son petit visage amaigri était d’une pâleur de cire.
— Réponds ! s’obstina Agnès.
Eva secoua péniblement ses épaules.
— Prendre l’air. J’en avais marre de ma chambre… Un coup de cafard, quoi !
Agnès fut remuée par l’intense désenchantement de sa fille.
Elle s’approcha, lui prit la tête à deux mains, affectueusement, mais Eva eut un geste de recul.
— Qu’as-tu ?
— Non, laisse-moi, dit-elle… J’ai du chagrin.
Elle contempla sa mère.
— Tu ne peux pas comprendre…
— Crois-tu ? fit Agnès, mal à l’aise.
— J’en suis sûre, ma poule !
Ma poule ! En entendant ce nom familier, Agnès éprouva une espèce de soulagement.
— Tu n’es qu’une petite fille, dit-elle. Tandis que moi, je suis une femme… Je peux surmonter ma douleur et…
— Oh ! je t’en prie, pas à moi ! soupira Eva.