Agnès découvrit Rose, attentive dans un coin.
— Tu devrais te coucher, dit-elle à Eva en lui prenant le bras.
La jeune fille se leva et se dirigea vers la chambre de sa mère.
— Où vas-tu ? dit Agnès, inquiète.
— Chez toi, je voudrais te parler !
Lorsqu’elles furent dans la chambre-musée, Eva s’affala sur le lit de sa mère.
— Dis-moi, ma poule, si nous étions ruinées, complètement ruinées, que ferais-tu ?
— Ne dis pas de bêtises, murmura Agnès. Dieu merci, nous ne le sommes pas. Henri nous a laissé une affaire en pleine extension et je pense être fort capable de la gérer… D’ailleurs, j’espère que tu m’aideras dès que tu seras rétablie.
— Bien sûr, bien sûr, sourit mystérieusement la blessée. Mais je t’ai dit : suppose que cette affaire n’existe plus, que cet appartement nous soit enlevé : que tu te retrouves sans un sou… Sans un sou, maman, tu m’entends ? Que ferais-tu ?…
Un vague malaise, du genre irritant, troublait Agnès. Elle rabattit le panneau d’un secrétaire en bois précieux, ouvrit un tiroir.
— Voilà qui va te rassurer ! dit-elle. Il y a là quatre millions en argent liquide… Si ton cauchemar se réalisait, nous ne serions pas sans rien…
— C’est de l’argent qui te vient d’Henri ?
Agnès hésita…
— Oui, des économies…
Elle contre-attaqua.
— Pourquoi me poses-tu ces questions saugrenues ?
— Pour savoir. Je me suis dit que nous nous retrouverions peut-être sans un centime, et je voulais savoir si ton projet de te suicider tenait toujours devant cette éventualité.
— Folie ! plaisanta Agnès.
— Alors, tu vivrais tout de même ?
Agnès fut gagnée par la gravité de sa fille. Elle prit la question en considération.
— Je pense que oui, fit-elle. Je vivrais pour essayer de recommencer ; et ce n’est que si j’échouais que je… Enfin que j’aurais vraiment, je crois, des idées noires.
Eva s’étendit sur le somptueux couvre-lit.
— Ote au moins tes chaussures ! protesta Agnès.
Elle les retira elle-même des pieds de sa fille. Eva venait de clore les paupières. Elle ronronnait d’aise.
— Tu l’aimes, ta chambre, n’est-ce pas ? questionna-t-elle d’un ton ensommeillé.
— Oui, avoua Agnès, je l’aime.
— Elle est très belle, n’est-ce pas ? C’est une chambre unique. Jamais tu ne retrouverais la même…
— Jamais, c’est exact, dit Agnès en contemplant le fabuleux décor qui l’entourait.
— Tu permets que j’y dorme un peu ? balbutia encore Eva.
Elle n’entendit pas la réponse.
Agnès remarqua avec contentement que, pour la première fois depuis la catastrophe, sa fille paraissait soulagée.
55
Cheval ne devait pas son surnom à sa morphologie fernandelesque, non plus qu’à sa fréquentation du P.M.U., mais tout simplement au fait qu’il s’appelait en réalité Bourrin. Il est logique de conclure que s’il s’était nommé Cheval, on l’eût rebaptisé Bourrin dans les milieux de la basse brocante.
C’était un homme très grand, à la tête monstrueuse et aux mains comme des battoirs. Il souffrait d’une perforation stomacale, ce qui lui donnait le teint d’une momie et l’empêchait de boire.
Ficelle le découvrit attablé devant Paris-Turf, en train d’échafauder les multiples combinaisons d’un tiercé. Les deux hommes n’entretenaient pas de relations suivies, à proprement parler, mais c’était Cheval que Ficelle rencontrait lorsqu’il avait quelque chose à vendre. Aussi, en le voyant entrer dans son principal entrepôt, Cheval commença-t-il par lui examiner les mains. Les trouvant vides, il hissa son regard fatigué jusqu’à la figure de l’homme au grand nez et s’aperçut qu’elle était empreinte de la plus profonde tristesse.
Tout le monde aimait bien Ficelle, et c’était pitié que de lui trouver les yeux rouges et navrés et les joues en rigoles de larmes.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? questionna Cheval.
— T’as lu les journaux ? riposta le clochard.
— Ça dépend lesquels, expliqua le brocanteur.
Les périodiques qu’il achetait étaient tous imprimés sur du papier teinté. Bourrin ne s’intéressait qu’à l’actualité hippique et il apprenait toujours les catastrophes et les changements de régime par ouï-dire, ou dans les ouatères des bistrots prévoyants.
— Au sujet de Coco la Jolie ?
Cheval dressa l’oreille.
— Non !
— Elle est morte, pleura Ficelle. Elle s’est cassé la tête en tombant dans l’escalier d’une cave, rue de Charonne…
— Tais-toi ! bredouilla Cheval.
C’était là une simple expression. Par cette impérative, le brocanteur invitait au contraire Ficelle à s’expliquer. Ce dernier le comprit fort bien.
— À côté de l’église Sainte-Marguerite… On l’a retrouvée, le crâne fendu… C’est bien par là que t’as une de tes annexes ?
— Oui, convint Cheval, c’est là… Coco m’avait demandé la clé pour quelques jours.
— Elle t’a expliqué pour quoi faire ? demanda Ficelle en reniflant bruyamment le chagrin qui lui coulait du nez.
— Elle m’a dit qu’elle avait trouvé une petite occupation dans le quartier et que ça l’arrangerait de pouvoir se pieuter dans mon local de là-bas…
Cheval rêvassa. Coco la Jolie avait eu des bontés pour lui à une époque où elle était encore désirable et où Cheval s’intéressait moins aux juments. C’était très loin, tout ça… Il ressentait une petite peine suave comme lorsqu’on a un lambeau de soi-même qui fiche le camp.
— Alors tu lui avais refilé la clé ?
— Tout juste !
— Et elle t’a pas dit ce que c’était, comme occupation ?
— Non. D’ailleurs, je lui ai pas demandé.
Ils restèrent un moment à rêvasser sur des choses tristes. Puis le regard de Cheval tomba sur les partants de Saint-Cloud et la mort de Coco cessa de le peiner.
— Je m’en vais, annonça Ficelle sans broncher.
Il espérait confusément un verre de vin. Mais depuis qu’il était cruellement au régime, Cheval avait oublié les convenances.
— À un de ces jours, dit-il. Si t’entends parler d’un lot de cuir. Je cherche du cuir…
Ficelle s’en fut, les mains aux poches et le cœur en berne. Une lointaine révolte l’agitait. La mort de Coco n’affectait personne. Elle était partie au milieu de la fête, sans que rien manque au monde, immense et radieux.
Ça le peinait et l’épouvantait même un peu. L’univers était par trop indifférent. Il avait du chagrin parce qu’il savait que La Jolie était morte à un sale moment de sa vie, en plein désespoir, pour ainsi dire. Décidément, tout se disloquait autour de lui.
Il descendit jusqu’à Barbès, hésita à prendre le métro et, tout compte fait, y renonça. Le boulevard Magenta s’offrait, ensoleillé, avec une double allée d’ombre. Ficelle le prit de son allure floue de farfadet déguisé en croque-mort. Il gagna la place de la République, opta pour le boulevard Voltaire qu’il suivit jusqu’à Charonne.
Il connaissait le local de Cheval pour avoir aidé le brocanteur à y coltiner un lot de garde-boue de vélo. Ficelle tenait à rendre hommage à son amie défunte.
Des gamins jouaient dans la cour de l’immeuble. L’un d’eux, vêtu en Ilavy Crockett, lui braqua un revolver sur le ventre en lui ordonnant d’attendre le shérif d’Oklahoma-City pour lui faire sa reddition. Un autre s’approcha, dit qu’il était Hopalong Cassidy et, afin d’identifier l’arrivant, lui braqua en plein visage le faisceau d’une lampe électrique. Ce supplément d’éclairage s’avérait inutile, étant donné le soleil qui s’en donnait à cœur joie dans ce canon du Colorado, mais la scène du western était censée se dérouler de nuit.