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« Ensuite, continua Hervé, tu diras que tu as besoin de précisions au sujet du chèque numéro 10775 dont tu reçois l’avis de débit. Voilà le topo : ton patron est en voyage, c’est lui qui a établi le chèque, mais il a mal rempli le talon et tu ignores si la somme versée l’a été au nom du directeur d’une société, comme cela s’est produit déjà, ou au nom de sa société, si bien que tu ne sais comment le passer en comptabilité.

« En fait, les banques ne donnent pas de renseignements sur leurs clients au téléphone, mais là il s’agit d’un petit renseignement d’ordre complémentaire… Et devant l’afflux de détails que tu fourniras… »

Elle était ravie qu’il eût trouvé ça et fait montre d’esprit de détermination. Elle l’embrassa. C’était la seule forme concrète de leur amour que tolérait Jeanne !

— Allez, téléphone !

Elle fit ce que lui avait indiqué Hervé. Tout se passa bien. Le préposé lui demanda d’attendre un instant pendant qu’il vérifiait sur ses livres. Lorsqu’il revint à l’appareil, il apprit à Jeanne que le chèque avait été établi au nom de M. Antonin Mattei, rue Damrémont. L’infirmière remercia et posa le combiné. Hervé qui tenait l’écouteur annexe se mit à balancer comme un pendule au bout de son fil. Il réfléchissait intensément.

— Mattei, c’est un nom corse, dit-il…

— Et alors ? questionna Jeanne.

Elle attendait avec dévotion qu’il parvienne au terme de ses cogitations.

— Je ne peux m’empêcher de songer que le chef des truands, qui voulait me faire chanter, est corse également…

— Tu crois qu’il y a un rapport ?

Il ne savait plus. Son coup d’audace prenait fin. Il redevenait l’être apeuré qu’il avait toujours été.

— Pourtant non, balbutia-t-il, ça ne colle pas. Le petit type de tout à l’heure fait partie de la bande. S’il ignore où est Lucien — et il l’ignore vraiment puisqu’il est venu jusqu’ici pour lui parler — il n’y a pas de raison que ses copains le sachent !

— Allons voir ! décida Jeanne.

— Qui ?

— Ce Mattei. Nous avons son adresse…

Cette mission n’emballait guère le jeune homme. Pourtant, il se rendait parfaitement compte que c’était la seule chose à faire pour l’instant…

Il posa sa robe de chambre, décrocha son imperméable… Jeanne l’aidait, avec des gestes experts d’infirmière. Sa blessure au bras n’était pas grave, mais elle le handicapait. Jeanne prit les revers du vêtement de pluie et ses mains agiles remontèrent jusqu’au col.

— Embrasse-moi, Hervé !

Il vit un voile dans ses yeux.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il.

— J’ai un peu peur, avoua-t-elle. Mais je sais que si nous nous aimons assez fort, nous triompherons de toutes nos difficultés, de toutes, tu m’entends, Hervé ? Alors, après, nous pourrons être heureux…

Il sourit tristement à ce futur problématique. Lui aussi avait peur. Lui aussi en avait assez. Lui aussi aurait donné dix ans de sa vie pour franchir cette période cauchemardesque.

— Allons-y, ma petite Jeannette !

Ils sortirent.

Rien n’était plus doux, plus vivant, plus vibrant que la rue Damrémont en cette fin de journée délicate. Il avait beaucoup plu les jours précédents, mais à heure fixe… Le matin…

Chaque après-midi, le ciel se purgeait de ses boursouflures et redevenait pur, lavé, tout neuf…

Ils descendirent de l’autobus à un carrefour. L’arrêt se trouvait devant un grand café bondé devant lequel une marchande de journaux avait installé son éventaire. Des gosses animaient la rue de leurs cris.

— Ça me fait un drôle d’effet de me retrouver dans mon quartier, murmura Hervé…

— C’est vrai que tu habites tout près d’ici, dit Jeanne. Le temps te dure de ton studio ?

— Non, fit farouchement le garçon. Je vais même le quitter… Si tu veux ! Il me rappelle trop de mauvais souvenirs.

Ils s’arrêtèrent bientôt et constatèrent qu’il s’agissait d’un petit hôtel de troisième ordre dont l’enseigne promettait l’eau courante en lettres dorées.

Hervé remonta le col de son imperméable. Cet hôtel ne lui disait rien qui vaille. Il eut une question qu’il formulait souvent :

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Elle le regardait et battit des paupières en voyant qu’il blêmissait de peur.

— Attends-moi un peu plus loin, je vais demander…

— Tu vas demander ce Mattei ?

— Bien sûr…

— Et s’il y est ? s’exclama-t-il.

Elle sourit.

— Nous venons bien ici dans l’espoir de le trouver, non ?

— Evidemment…

Elle renonça à parler, lui fit un petit signe pour lui répéter d’attendre… Puis elle pénétra dans le couloir de l’hôtel qui sentait le repassage et le vieux bois.

L’établissement n’était pas digne d’un client encaissant des chèques de six millions.

Jeanne croisa un couple qui sortait. Elle rougit en pensant à ce que cet homme et cette femme venaient de faire dans cet hôtel. Le climat louche de l’endroit la troublait. Derrière une porte vitrée, munie d’un guichet, une vieille femme grasse tricotait.

— M. Mattei est-il là ? demanda Jeanne Huvet.

— Non, jamais à ces heures, répondit la vieille.

Elle avait levé la tête de son tricot, le temps d’un coup d’œil.

— Vous ne savez pas où je peux le trouver ?

— Voyez au Pigeon Vert…

— Où est-ce ?

La patronne ne répondit pas. Elle comptait des mailles en montant le ton pour faire comprendre à la jeune fille qu’elle l’indisposait… Jeanne ressortit. Hervé s’était considérablement éloigné. Il l’attendait sous la tente d’un marchand d’ustensiles ménagers, en feignant de se passionner pour une machine à laver.

— On pense qu’il est au Pigeon Vert, fit Jeanne. Ce doit être un café, non ?

— Probablement.

Ils entrèrent dans un tabac et compulsèrent l’annuaire des téléphones. Le Pigeon Vert y figurait. Ce n’était pas très loin de l’hôtel.

Une fois devant rétablissement aux rideaux pudiquement tirés, ils pratiquèrent comme précédemment, c’est-à-dire que Vosges se dissimula, tandis que Jeanne Huvet entrait dans le café.

Son arrivée fit l’effet d’un caillou dans une mare. Toutes les têtes se dressèrent.

Accablée par le poids de ces regards braqués sur elle, Jeanne s’avança vers le comptoir.

— M. Mattei est-il ici ? demanda-t-elle au patron qui, en gilet de daim vert, trônait derrière la caisse.

L’homme jeta un regard circulaire autour de lui.

— Tino n’est pas là ? questionna-t-il à la cantonade.

Des voix lui répondirent que non. Le patron haussa les épaules sans se donner la peine de surenchérir. Jeanne cacha son désappointement sous un sourire forcé et se hâta de gagner la sortie. L’atmosphère du café lui semblait insoutenable.

Comme elle s’apprêtait à traverser la chaussée pour rejoindre Hervé, la porte du Pigeon Vert se rouvrit. Quelqu’un émit un petit sifflement aigu qui la fit sursauter. Elle se retourna. Elle vit un grand voyou blême, sournois, qui la considérait avec inquiétude.

— Je suis un ami de Tino, fit-il…

Il se tenait piqué sur une jambe, comme un échassier, et son autre pied battait une mesure mystérieuse sur l’asphalte du trottoir. Depuis le porche où il se tenait embusqué, Hervé reconnut l’un des trois lascars qui avaient fait irruption chez lui et il s’éloigna, le cœur fou.