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Il mit la rame perpendiculairement à son corps et s’en servit comme d’un bélier pour frapper la porte. Mais le panneau de bois était très solide et Valmy manquait de recul pour donner de l’efficacité à ses coups de boutoir. Le bruit sourd du bois sur le bois ressemblait presque aux battements de son cœur ; lorsqu’il s’arrêtait, il se faisait en lui un silence instantané, terrible, un silence de mort.

Tino et Grosse Patte redescendaient du premier où ils avaient monté le poste de télé.

— Le type d’en bas fait un drôle de foin, les prévint Maryvonne, vous l’entendez ?

Les deux compères tendirent l’oreille. Ce lointain bruit de sape les ennuyait, car ils le recevaient sur la conscience.

— Il se calmera, affirma Mathieu, une bonne douche, y a rien de tel pour les nerfs…

Il administra une claque réconfortante sur les fesses de sa concubine.

— T’as vu cette armoire à deux portes ? demanda-t-il à Tino, pour essayer de faire diversion. Allez, zou, ajouta Grosse Patte, va te fringuer, fillette, et fais-toi belle, on file à Pantruche.

— Ce soir ? s’étonna la Bretonne.

— Oui. On ira chez Schérazade mater les filles qu’ont le nombril valseur. Tu t’imagines pas qu’on va rester ici, à faire trempette ? On reviendra quand la Seine aura fini de déconner…

La grosse fille s’échinait à hisser sa cuisinière à gaz sur quatre moellons afin de l’exhausser pour le cas où la crue serait vraiment sévère. Les hommes l’aidèrent. Elle mit ensuite de l’ordre dans sa chevelure et, désignant le plancher, demanda :

— Et lui ?

Mathieu haussa les épaules.

— T’occupe de rien, il est scaphandrier…

Sa sinistre boutade ne fit rire que lui. Maryvonne était une femme docile qui n’avait pas pour habitude de discuter les décisions de son homme, même lorsqu’elle les réprouvait. Elle marqua seulement son désaccord par une moue de circonstance. L’atmosphère de la cuisine était assez déprimante. Par la fenêtre on voyait l’eau qui s’enflait au bout du jardin ; le jour mourait et seule, la tache claire de la piscine de Meulan se détachait nettement sur l’horizon aqueux.

— Tu permets que je passe un coup de grelot ? demanda soudain le Corse.

— T’es chez toi, rappela Mathieu.

Tino passa dans le vestibule et décrocha. Il donna à la standardiste le numéro d’Agnès, qu’il connaissait par cœur.

Du vestibule, on percevait plus nettement les coups de boutoir du Notaire.

Tino se sentait cafardeux, à fond de cale ! Il avait besoin d’être dopé par la voix de sa maîtresse. « Entendre parler Agnès, c’était commencer à faire l’amour », songeait-il. Ce fut la femme de chambre qui répondit.

— Vot’ patronne est là ? demanda-t-il.

— Madame n’est pas encore rentrée, rétorqua la domestique avec hauteur en reconnaissant la voix de Mattei.

Elle réalisait mal que sa maîtresse pût tolérer cet homme dans sa vie. La nature de leurs étranges relations constituait pour la domestique un mystère. Depuis plusieurs jours, ce sinistre individu téléphonait régulièrement et elle l’avait même surpris attendant Mme Taride, en bas, devant le Jardin d’Acclimatation.

— Vous pensez qu’elle va tarder ? demanda Mattei.

— Elle sera là d’une minute à l’autre, repartit la bonne.

— Un moment, fit le Corse.

Posant sa main sur la passoire de l’émetteur, il demanda à la cantonade :

— On déhotte dans combien de temps, Grosse Patte ?

Mathieu montra dans l’entrebâillement sa figure poupine de vieux bébé vicieux.

— Tu sais, dit-il, le temps que la Grosse soit corsetée et qu’elle ait préparé la valoche, ça va chercher une heure bien pesée.

Tino acquiesça.

— Bon, si elle arrive avant une heure de temps, dites-lui de m’appeler au 568 à Meulan… Vous notez ? Salut !

Il raccrocha. Mathieu paraissait maussade. Il n’aimait pas qu’on distribue son numéro de fil à tout va.

— C’est urgent ? s’informa-t-il d’un air morose.

Tino fît signe que oui. Il ramassa un numéro du « Chasseur Français » sur la couverture duquel on voyait un chien de chasse tenant un faisan dans sa gueule.

C’était urgent, en effet.

— T’aurais pas un petit pastaga ? demanda-t-il. Tu vas dire que je prends mes aises, mais j’ai un bourdon gros commak !

Son copain lui posa la main sur l’épaule.

— Tu devrais t’acheter un café près d’ici, conseilla-t-il, je te le redirai jamais assez !

En bas, le remue-ménage venait de cesser.

Tino ouvrit « Le Chasseur Français » à la page des villégiatures.

59

Agnès rentra en retard. Ses nouvelles occupations l’accaparaient de plus en plus et elle se laissait absorber par la frénésie des affaires. Elle découvrait combien était intéressant le métier de son défunt mari. Vendre des idées était d’un bon commerce.

Elle regarda Rose avec une certaine inquiétude, comme chaque soir, redoutant d’apprendre des choses désagréables sur sa fille. Les blessures superficielles d’Eva se cicatrisaient rapidement, mais elle traversait de longues périodes de prostration au cours desquelles elle semblait, ignorer son entourage.

— Mademoiselle va bien ? questionna la veuve.

— Très bien, la rassura Rose. Elle a écrit une partie de l’après-midi… Et puis elle a téléphoné…

— À qui ? s’inquiéta Agnès.

— Je ne sais pas… À propos de téléphone, on vous a appelée de Meulan… C’est… cet homme.

Agnès sut tout de suite en effet. Elle sut, à cause du regard torve de Rose et de son petit air sournois.

— Il voulait que vous rappeliez dans l’heure qui suivait, mais il est trop tard, maintenant…

— Il n’a rien dit d’autre ?

— Non, Madame…

Agnès se demanda si cet appel manqué concernait une bonne ou une mauvaise nouvelle. Elle avait hâte d’apprendre la mort de Valmy. L’ombre de son premier mari l’incommodait. Son calme, sa lucidité, lui avaient causé une certaine inquiétude, qui tardait à se dissiper. Le Notaire n’était plus un ancien complice qui noyait ses remords et sa vie gâchée dans du vin rouge, mais un être neuf qui se décidait à agir.

— Le notaire est venu, Madame, fit Rose, soucieuse de ne rien omettre.

— Le Notaire ?

— Oui, Madame… Il voulait vous voir pour une communication importante… Il a demandé que vous l’appeliez de bonne heure à son étude, demain, pour convenir d’un rendez-vous. Ça concerne, a-t-il dit, la succession de Monsieur.

— Ah ! bon, le notaire ! soupira Agnès, soulagée.

Un bref instant, elle avait eu devant les yeux la silhouette bizarre de Valmy. Lorsque, l’autre soir, elle l’avait trouvé assis dans la grande bergère du salon, la main sur un genou, dans une attitude de jadis, il lui avait semblé que beaucoup de temps s’était soudain aboli et que leur vie ancienne venait de reprendre. Un simple enchaînement d’images !

— Très bien, Rose, je vous remercie.

Agnès pénétra dans la chambre d’Eva.

Elle trouva sa fille en robe du soir devant une glace.

— Qu’est-ce que ça veut dire ! s’exclama-t-elle, tu ne vas pas me dire que tu sors ?

— Oh non ! répondit l’adolescente. C’était juste pour voir…