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— Pour voir quoi ?

— Pour me voir, m’étudier… J’ai réfléchi, ma poule, je crois que je vais essayer de faire du cinéma puisque j’intéresse Stephani. Après tout, c’est une occupation qui en vaut une autre… J’ai besoin de réagir.

Agnès se réjouit en apprenant ces belles résolutions.

— Tu as raison, ma chérie… Peut-être feras-tu une belle carrière, sait-on jamais. Tu es jolie. Et tu as du caractère.

Elle respirait plus librement. En parcourant le luxueux appartement, elle avait, comme au bureau, l’impression grisante d’être une souveraine. C’était comme si Taride n’avait jamais existé vraiment ; comme s’il n’avait été — même de son vivant — qu’un souvenir improbable…

Rose préparait un jus de carotte au « juicer ». Sa maîtresse ne buvait que cela aux repas. Elle crut entendre frapper à la porte de l’office et arrêta le vrombissement de l’appareil. Elle ne s’était pas trompée : quelqu’un frappait discrètement. À pareille heure, on ne pouvait croire à la visite d’un fournisseur. La domestique se décida à ouvrir et se trouva en présence d’une jeune fille au visage sympathique, vêtue d’un imperméable blanc, réversible. Elle crut que c’était l’amie d’une de ses collègues de l’immeuble venant en visite pendant l’absence des patrons et lui sourit.

— Mademoiselle ?

La visiteuse hocha la tête et regarda dans l’office avec inquiétude.

Rose remarqua qu’elle paraissait redouter la venue d’une personne étrangère.

— Vous désirez ?

— Vous servez bien chez Mme Taride ? demanda Jeanne.

— Mais… oui, fit Rose, c’est à quel sujet ?

— Je voudrais vous parler en particulier…

— À moi ?

Son interlocutrice joignit les mains et sa figure prit une expression suppliante.

— Oui, il le faut absolument… J’ai un renseignement délicat à vous demander, je vous dédommagerai largement…

Vous voulez bien que nous nous retrouvions après votre service ?

Rose hésita. La demande était saugrenue. Mais elle était intriguée par cette visite intempestive, et puis elle trouvait Jeanne sympathique et intéressante.

— Dans deux heures, devant la terrasse de l’Orée du Bois, fit-elle.

— Entendu, dit Jeanne… Vous devez être surprise, mais je vous expliquerai… Surtout, n’en parlez pas à votre maîtresse !

Rose battit des paupières et regarda disparaître son interlocutrice dans l’escalier de service.

Elle ne comprenait rien à cette démarche, mais confusément elle flairait que cela concordait avec les incohérences de la maison.

Il se passait quelque chose de louche. Ce rendez-vous l’excitait plus qu’un rendez-vous galant.

Hervé attendait Jeanne dans l’ombre des arbres. La pluie s’était mise à tomber et de grosses gouttes froides filtraient à travers les branchages et venaient s’écraser sur le front du garçon. Il vit la silhouette claire et se précipita à sa rencontre.

— Tu as pu obtenir un renseignement ? demanda-t-il.

— Mieux que ça, fit l’infirmière, j’ai rendez-vous avec la femme de chambre dans deux heures… C’est une fille délurée qui paraît très compréhensive.

Ils rejoignirent l’avenue de la Grande-Armée et allèrent dîner dans un restaurant près de la Porte Maillot. Le service fut vite expédié, car ni l’un ni l’autre n’avaient faim et ils se nourrirent chichement d’un steak haché. Ensuite, comme ils avaient du temps devant eux et que la pluie venait de cesser, ils décidèrent de se promener.

Il y avait une atmosphère curieuse, à ces heures, dans le bois de Boulogne. En s’égouttant, l’eau mettait une sorte de frémissement dans les frondaisons… Les lampadaires échelonnant l’allée des Acacias faisaient briller la route mouillée. Les autos passaient en faisant gicler les flaques. La lumière de leurs phares allait chercher des silhouettes de femmes, dans l’ombre des arbres, au-delà de l’alignée des lampadaires. C’étaient toutes les catins du Bois, qui, chassées des berges par l’inondation, s’étaient rabattues en bordure de la forêt. Quand elles voyaient ralentir une auto, elles s’avançaient dans la lumière, en faisant tourniquer leurs parapluies ruisselants. Parfois, une voiture stoppait à leur hauteur, un bref colloque s’engageait entre elles et l’automobiliste. Certaines prenaient place dans l’auto qui s’éloignait… Lorsque les pourparlers n’aboutissaient pas, elles refermaient les portières d’un geste sec, et regardaient disparaître le véhicule avec un haussement d’épaules.

Hervé et Jeanne passèrent devant les filles en faction, puis, gênés par cette étrange revue, ils obliquèrent dans une petite allée de traverse… Le garçon tenait sa compagne par la taille et il était tenaillé par le désir qu’il avait d’elle. C’était une sorte de gageure vis-à-vis de lui-même. Il voulait Jeanne, pour se prouver qu’il était capable de la séduire, de braver sa peur stupide de l’homme…

— Tu trembles ? demanda-t-il soudain.

Il avait perçu un frisson sur la hanche de l’infirmière, il l’avait capté comme un message perdu.

Elle ne répondit pas.

— Tu as froid ?

L’air était doux et mouillé. En le respirant, on avait l’impression d’absorber un breuvage.

— Non, fit Jeanne.

— Alors, pourquoi trembles-tu ainsi ?

Elle hocha la tête et eut un geste câlin. Elle frotta tendrement sa joue fraîche sur l’oreille d’Hervé.

— Ça vient de cette obscurité, balbutia-t-elle, elle me rappelle la cave.

— Veux-tu que nous retournions à la lumière, chérie ?

— Non, non… Après tout, ce n’est pas désagréable… La peur me fait davantage apprécier ta présence. Ta main sur ma hanche me fait du bien, Hervé…

Il l’embrassa.

— Chaque nuit, en m’endormant, reprit la jeune fille, je revois le cadavre de la vieille au bas de l’escalier. Te souviens-tu, Hervé, elle avait l’air de rire…

— N’y pense plus !

— Comment veux-tu que j’oublie cette vision ! Sans moi, elle vivrait encore !

— Si tu ne t’étais pas défendue, c’est toi qui serais morte. La légitime défense, ce n’est pas seulement une expression judiciaire, ça existe…

Ils aperçurent une sorte de petit kiosque peint en vert qui se dressait dans une clairière et s’y dirigèrent. C’était une construction destinée sans doute aux jardiniers du Bois. Elle comportait un appentis où l’on remisait des outils et une véranda carrée entourée de lattes de bois en croisillons. Comme la pluie revenait tout à coup, ils gravirent le seuil de l’étrange construction.

L’eau coulait de leurs cheveux et ruisselait le long de leur cou. Des lampadaires lointains projetaient dans la clairière une lumière diffuse, verte et vaporeuse, hachée par la pluie.

Hervé désigna les zébrures obliques de l’eau tombant du ciel. Elles ressemblaient à des barreaux plantés devant la clarté flottante du dehors.

— Tu vois, fit Hervé, on dirait que nous sommes prisonniers.

Elle tressaillit.

— Ne dis pas cela, Hervé !

Comme elle était émotive, ce soir-là ! Ses nerfs commençaient à flamber.

Ils gagnèrent le fond de l’abri, poussèrent la porte de la remise aux outils… Il y avait un rouleau à main et quelques troncs d’arbres. Ils s’assirent sur l’un d’eux. Un silence enveloppant, que tissait la pluie persistante, les isolait. Ils avaient l’impression d’être loin de tout, loin de Paris, loin du monde.