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Le jeune homme chercha les lèvres de Jeanne. Elle avait des larmes au-dessus de la bouche. Il en fut alarmé.

— Mais qu’est-ce qui t’arrive, Jeanne ?

— Je ne sais pas, fit-elle… C’est plus fort que moi. Il me semble qu’il va arriver quelque chose…

Un bruit de pas, un murmure, la firent taire. Ils coulèrent un regard par l’ouverture de la porte et virent, à la lumière mouillée du sous-bois, un couple qui se pressait en direction du kiosque.

Hervé reconnut l’une des filles qui tapinaient dans l’allée principale. D’un commun accord, les jeunes gens se turent et retinrent leur souffle. Les arrivants s’ébrouèrent dans le kiosque, à quatre pas d’eux. L’homme ne disait rien, mais la catin parlait d’abondance… Elle déposait son parapluie ouvert dans un angle de l’abri, sacrait contre le temps bizarre qui continuait de faire grimper les rivières…

— J’habite près du pont de Grenelle, si tu voyais ce désastre, mon pauvre loup…

Hervé et Jeanne se seraient crus dans quelque théâtre infâme où les protagonistes auraient joué un simulacre de film pornographique. Leur gêne était si grande qu’ils n’osaient plus se tenir par la main.

La catin demanda de l’argent à l’homme, protesta parce qu’il ne lui donnait pas suffisamment et promit d’être gentille s’il se montrait plus généreux. Parfois les phares d’une auto traversaient la barrière des fûts et venaient éclairer le pauvre couple. La putain était une petite grosse au corsage dilaté ; l’homme avait l’air d’un fonctionnaire quelconque. Il était jeune, avec une gaucherie déconcertante qui agaçait la professionnelle.

Jeanne regardait la scène en serrant les dents pour ne pas crier de dégoût. Elle vit la grosse radeuse s’agenouiller sur le sol cimenté, retrousser sa jupe collante comme on dépouille un animal et elle l’entendit donner des directives à son compagnon avec une crudité de termes qui eût fait rougir un charretier.

L’autre obéissait mornement. Il se plaça dans la position préconisée par sa partenaire et il la prit vivement dans une pose plus propice à la supplication qu’à l’amour.

L’étreinte dura fort peu de temps et pendant qu’elle s’accomplissait, la catin ne cessa de lamenter des ordures en feignant de les crier par plaisir. Puis les pauvres amants se relevèrent, époussetèrent leurs genoux et la fille demanda à l’homme une cigarette. Il répondit qu’il ne fumait pas. Tandis qu’elle se rajustait, il s’éloigna sous la pluie, le dos rond, honteux…

La putain reprit son parapluie et courut vers l’allée des Acacias en fredonnant une chanson…

Ni Hervé, ni Jeanne n’avaient bronché. Ce spectacle inattendu les avait paralysés.

— C’est ignoble ! soupira enfin la jeune fille.

Elle cacha son visage contre la poitrine du garçon et s’agrippa à lui, partagée entre sa répulsion et le feu que ce spectacle venait d’allumer dans son sang. Hervé la renversa sur le plancher grossier. Elle se laissa faire et fut surprise et émerveillée en constatant qu’elle n’éprouvait plus la moindre crainte. Le triste spectacle dont elle venait d’être témoin l’avait guérie…

Hervé fut déconcerté par sa passivité. Cet instant tant désiré et qu’il n’espérait plus le déçut. Il trouva leur étreinte plus banale et plus fade que celle qui s’était accomplie sous leurs yeux.

Une heure plus tard ils gagnèrent en silence la terrasse de l’Orée du Bois. Jeanne tenait avec ferveur la main de son amant. Ce geste de possession, sa puérile fierté de femme heureuse irritaient sourdement le jeune homme. Avant cette soirée, il lui en voulait de se refuser, maintenant il lui pardonnait difficilement de s’être offerte. « Je ne l’aime pas. » Cette constatation le navrait. Il aurait tellement voulu aimer Jeanne, cela eût simplifié sa vie.

Ils virent arriver Rose un manteau jeté en hâte sur ses épaules. Jeanne lui fit signe et la fille s’approcha de leur table sous la véranda de l’établissement. Elle n’osait pas s’asseoir.

— Il me semble que je vous connais, dit-elle à Hervé.

— Asseyez-vous ! invita Jeanne.

— Oh ! Ici ? balbutia Rose.

— Pourquoi pas… Nous sommes tranquilles, à cause de la pluie il n’y a presque personne à cette terrasse.

L’argument eut raison des réticences de la domestique. Elle accepta la chaise que le beau blond dégageait à son intention.

— Je me demande où je vous ai vu, dit-elle, ne parvenant pas à détacher son regard d’Hervé.

Il haussa les épaules et quêta l’assistance de Jeanne.

— Vous avez été très gentille de venir, fit-elle en soupirant. Il faut absolument que vous nous aidiez, mademoiselle. C’est pour une bonne cause, croyez-moi.

Rose suivait attentivement les explications de son interlocutrice en se trémoussant parfois sur sa chaise.

— Connaissez-vous un certain Mattei ? demanda à brûle-pourpoint l’infirmière.

— Oui, dit Rose, pourquoi ?

— Il va chez votre patronne ?

— Il y est venu deux fois, et…

— Et ?

— Non, rien, coupa Rose, se décidant à la prudence… Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que cet homme est un triste individu. Je crains que votre patronne n’en fasse l’expérience…

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Je ne peux pas vous répondre pour le moment.

Ce n’était pas avec des réticences qu’ils gagneraient la confiance de la jeune bonne, Jeanne s’en rendait aisément compte. Elle prit le poignet de Rose et lui dit d’un ton pénétré :

— À cause de cet homme, mon fiancé et moi-même sommes dans une situation délicate. Aidez-moi, vous le pouvez !

— Mais pourquoi moi ?

Hervé se racla la gorge.

— Vous connaissez aussi un certain Valmy ?

— Valmy ! murmura Rose, c’est le nom de Mademoiselle !

Vosges évoqua fugitivement les grands yeux fixes d’Eva.

Il eut comme une envie de pleurer, et cette dépression s’accompagna d’une brusque chaleur par tout son corps.

— Réfléchissez, dit-il… Il y a quelques jours, un monsieur de ce nom n’a-t-il pas rendu visite à votre maîtresse ? Ça devait être le soir où M. Taride s’est tué en voiture…

— Oui, oui ! fit Rose de plus en plus surprise. C’était un parent de Mademoiselle ?

— Je crois, oui. Est-il resté longtemps chez vous ?

— Plusieurs heures !

— Avec Madame ?

— Avec Madame, oui… Ils parlaient doucement…

Elle se tut et rougit. Jeanne réprima un sourire. Comme les deux interlocuteurs avaient parlé à voix basse, Rose n’avait rien pu capter de leur conversation.

— Et ensuite ? coupa Hervé… Il est parti ?

Rose évoqua la soirée en question. Elle était allée au Marignan pour y attendre un paquet que personne n’avait apporté. Elle avait flairé le mauvais prétexte : sa maîtresse avait voulu l’éloigner. Pourquoi, en ce cas, ne lui avait-elle pas simplement donné sa soirée ? Les patrons sont des gens incompréhensibles…

— Je l’ai vu partir, reprit-elle… Parce que, je dois vous dire que Madame m’avait envoyée en course. Lorsque je suis revenue, M. Valmy montait dans une auto avec l’autre, le sale type…

Jeanne et Hervé se regardèrent.

— Vous en êtes certaine ?

— Tout à fait… Je peux même vous dire que l’autre l’a poussé dans le dos pour le faire dépêcher.

— Naturellement, vous ne savez pas…

Jeanne se tut.