Выбрать главу

— Tu prendras bien une goutte de caoua avec moi ? demanda Ficelle, plein d’espoir.

— Volontiers, dit le Notaire.

Maintenant, Lucien savait que la partie était gagnée. Ficelle songea à enfiler les deux boyaux de laine lui servant de chaussettes. Puis il coiffa avec sa main en râteau ses cheveux sans vie.

— Ce qui me ronge, dit-il… Je peux bien te l’avouer, Notaire, c’est de penser que la Coco est clamsée en plein chagrin. Depuis ton… ton accident, elle n’était plus la même. J’aurais voulu que tu la voies !

Valmy secoua la tête.

— Qui peut le dire, Ficelle ? Elle est morte en entreprenant quelque chose ; ceux qui agissent ne souffrent pas…

— Tu crois ? demanda vivement le clochard, intéressé par cette philosophie de secours qu’on lui tendait.

— Naturellement. Le vrai désespoir s’accompagne d’immobilité. Ceux qui sont malheureux, ce sont ceux qui écoutent au fond d’eux-mêmes…

— Si tu le dis, c’est que c’est vrai ! décida Ficelle. Ce que j’ai toujours aimé en toi, c’est la façon que tu sais les choses. Quand on t’écoute, on a l’impression de devenir intelligent.

— Tu me flattes…

— Parole d’honneur ! affirma Ficelle.

Il venait d’endosser sa veste noire. Le café bouillonnait dans la casserole. Ficelle prit deux tasses ébréchées, les posa sur une caisse et vida le contenu de la casserole en passant le marc avec un morceau d’étoffe tendue sur un fil de fer.

— Je t’offrirais bien du sucre, assura-t-il, mais j’en ai pas une broque ! En ce moment, les fonds sont en baisse.

Le Notaire porta la main à sa poche. Il lui restait quelques billets de mille francs. Il en préleva deux sur son mince viatique et les déposa sous la tasse de son ami.

— Si cette ordure de Tino ne m’avait pas pris tout ce que j’ai, je te donnerais davantage, soupira Valmy…

Ficelle, qui s’apprêtait à remercier avec des larmes bienvenues, en fut comme paralysé.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Tino ?

— C’est un salopard de première grandeur, affirma Lucien.

Il narra ses démêlés avec le Corse, raconta l’histoire du chèque, le coup de l’inondation et la façon dont il avait été sauvé in extremis par Hervé.

— C’est pas possible, balbutia le clochard, c’est pas possible !

Son nez avait des pulsations. Les ailes palpitaient comme les narines d’un lapin… Son regard en binocle se pinçait de plus en plus.

— Tino ! Faire une chose pareille ! Alors que tu ne lui as rendu que des services !

— L’ingratitude est humaine, dit Valmy.

— Tino ! Oser te jouer un sale tour comme ça !

— Eh oui…

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Rien, soupira Valmy. Les biens de ce monde, mon pauvre vieux, je sais ce que je dois en penser. Si la situation était moins compliquée, je porterais plainte, mais ça risquerait de mettre trop de gens dans le bain… Alors je trace une croix sur mes millions perdus.

— Des millions !

Ficelle qui venait d’avaler une lampée de café la restitua par le nez. Il posa précipitamment sa tasse.

— Ecoute ? Notaire, ça ne se passera pas comme ça. C’est moi qui ai demandé l’aide de Tino, pour te venger, pas pour te ruiner. C’est à cause de ce pourri que tout s’est compliqué pareillement ! Il s’est foutu de moi… J’avais confiance… Tiens, si notre pauv’ Coco est morte, c’est de sa faute en fin de compte ! Ah ! le salaud ! Il me le payera ! T’entends, Notaire ? Il me le payera.

Ficelle s’exaltait. Son besoin de justice trouverait enfin un terrain solide sur lequel s’engager. Il crevait de son impuissance de ces derniers temps. Trop de saletés se commettaient autour de lui, qu’il ne pouvait endiguer ou réparer… Il était rayonnant de justice… Une vraie figure de vitrail.

— Calme-toi, dit Valmy. Je finis par croire que la justice est uniquement l’affaire de Dieu. C’est à Lui qu’il appartiendra de séparer les bons des méchants…

— Tu deviens bigot ! s’étonna Ficelle. C’est vrai, soupira-t-il, la religion ça va avec les beaux costumes…

Le Notaire se fit violence pour avaler le contenu de sa tasse.

— La religion va surtout avec les cœurs malades, dit-il. Ne t’y trompe pas, Ficelle… Ne t’y trompe pas.

Il tendit la main à son compagnon d’infortune.

— Je te demande pardon, bégaya Ficelle. C’est de ma faute… Si je n’avais pas demandé à ce corsico de nous aider…

— Baste, à quoi bon chercher la source des responsabilités. C’est un petit jeu qui nous conduirait tout droit à Adam et Eve !

Valmy se leva. Il était peiné de quitter Ficelle en plein désarroi. La figure blafarde du petit homme semblait rapetissée par le chagrin. Ficelle ramassa les deux billets de banque et les tendit à Lucien.

— Reprends-les, fit-il, maintenant je peux plus accepter…

— Ne sois pas idiot, plaisanta Valmy en lui repoussant la main.

— Reprends-les, je t’en supplie ! sanglota Ficelle, tu voudrais pas que je boive tes derniers sous !

Il ajouta, pathétique et mystérieux :

— Tu me les donneras après.

— Après quoi ? demanda le Notaire, vaguement inquiet.

— Plus tard…, repartit évasivement Ficelle.

Ses petits yeux chagrinés étaient brouillés par les larmes. Emu, Valmy lui donna une fraternelle accolade. Puis il sortit de la roulotte après un dernier geste d’adieu. Il avait besoin de retrouver le calme appartement de Jeanne. Il fallait rassurer les jeunes gens, leur apprendre que tout danger était désormais écarté. Ensuite il dormirait dans la chambre paisible, et quand il s’éveillerait, il irait contempler la rue du Chemin-Vert à travers les grilles des rideaux. Des grilles rassurantes qui le protégeraient de la vie.

Ficelle fit son ménage : à savoir qu’il trempa à deux reprises la casserole et les tasses dans un seau d’eau sale : puis il mit le cap sur le Pigeon Vert. Il se sentait toujours flamboyant. Son esprit de justice était si radieux qu’il se demandait si les passants n’avaient pas conscience qu’une lumière d’apothéose l’auréolait.

Lorsqu’il atteignit rétablissement, celui-ci venait à peine d’ouvrir et il y avait encore des chaises à la renverse sur les tables. La servante balayait en chantonnant. Le patron préparait les olives dans des soucoupes pour l’apéritif.

— Un rosé ! commanda Ficelle.

Il ajouta, l’œil en vrille.

— Pas encore vu Tino Mattei ?

— Non, et il n’est pas encore prêt de se réveiller, affirma le taulier. Cette notche, il a fait la nouba avec ses potes de Meulan… À quatre heures, ils éclusaient encore des rouilles en les jouant d’un coup de dés…

— Son hôtel, c’est quoi ? demanda Ficelle.

Le patron prit instantanément un visage hermétique. Depuis qu’il vendait de l’anis à ses clients, il avait appris à se taire lorsqu’il fallait.

— J’en sais rien, assura-t-il… Et je veux pas le savoir !

Ficelle s’installa sur la banquette et s’empara d’un journal.

Il attendrait donc. Comme la vengeance, il avait l’éternité devant lui.

Une heure s’écoula. Le café commença à se remplir. Le patron brancha le pick-up et Tino Rossi chanta l’Ajaccienne. Ficelle crut opportun de commander un second rosé. Dans cet établissement, le rosé était ce qu’il y avait de meilleur après le pastis. Il ne put s’empêcher de calculer combien il aurait pu boire de verres avec les deux mille francs refusés au Notaire. Mais c’était un pur exercice d’arithmétique destiné à tromper l’attente. Ficelle ne regrettait pas son geste digne.