Enfin la porte s’ouvrit sur le Dingo. Ce jour-là il était relingé de frais. Le clodo s’en aperçut tout de suite et sa haine pour les deux truands en fut fortifiée : l’argent du Notaire avait permis au Dingo de renouveler sa garde-robe. Il arborait un costume prince de Galles à grands carreaux, une chemise lilas et une cravate tricotée noire. Il portait aux pieds des chaussures italiennes en daim jaune et il était fier de tout au-delà de toute mesure.
En voyant Ficelle, il cligna de l’œil. Il songea que c’était le petit bonhomme en noir qui les avait branchés sur ce coup intéressant et que, selon toute justice, il aurait dû palper un bouquet. Le Corse l’avait oublié dans le partage… Le Dingo se dit aussi que le clochard n’avait pas de gros besoins et qu’avec vingt sacs il serait un vrai Pape.
Il en toucherait deux mots à son chef.
— Ça boume, bonhomme ? demanda-t-il en s’accoudant à la table du clochard.
— Non, fit brièvement Ficelle.
Il respirait sa rancœur comme le subtil parfum d’un vieux flacon.
— À cause ? demanda le Dingo qui croyait fort bien le savoir.
— À cause que vous êtes des ordures, dit Ficelle.
Les yeux exceptionnellement gentils du voyou se coagulèrent. Ils devinrent deux billes d’acier.
— Surveille tes expressions, gars !
— Quand j’ai appelé Tino à la rescousse, c’était pour dérouiller l’assassin du Notaire, dit Ficelle sans se laisser intimider… Le Corse en a fait une question de blé. Passons ! Mais où je renâcle c’est quand, en fin de compte, vous secouez le pèze du Notaire. À ce moment-là, je vous crie « fumiers ». Et je vous préviens que je mettrai Tino en l’air, moi Ficelle, tel que je suis et que vous pouvez me voir ! Des coups pareils c’est pas permis.
Le Dingo se pencha par-dessus la table, saisit le revers du clochard et l’amena à lui en le traînant sur la banquette.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit le patron.
— Laisse, dit le Dingo, c’est ce minable qui me cherche. Il est bourré, ma parole !
— Je ne suis pas bourré et je sais ce que je dis, répéta Ficelle, son immense nez contre celui de Dingo. Je buterai Tino ! À moins qu’il ne rende son fric à mon pote !
Le Dingo bouscula Ficelle jusqu’à la porte du café. Il ouvrit d’une main, de l’autre il jeta le clochard dans la rue.
— Taille-toi et ferme-la si tu veux pas te réveiller avec du fer dans le corps, dit le gangster.
— Je buterai cet enfant de salaud ! répéta Ficelle. Même s’il se planque… J’irai jusqu’à Meulan s’il le faut…
Le Dingo s’avança.
— Où que t’as pris cette histoire de Meulan ?
Sa curiosité inquiète fit du bien à Ficelle.
— J’ai mes tuyaux, assura-t-il doctement. Et je m’en servirai. Vous avez eu tort d’agir comme ça avec moi !
— Allez, déconne pas, murmura le Dingo en se rapprochant encore. T’auras qu’à passer ce soir, on t’arrosera. Et même si tu veux quelques piastres sur ton fade, je peux…
— Tu veux que je te dise, gronda le petit être en se dressant sur la pointe de ses pauvres souliers, tu veux que je te dise ?…
Le front du Dingo devint étroit.
— Dis !
— Eh bien, tes piastres, tu peux te les foutre au train !
Cette repartie soulagea Ficelle. Il s’éloigna d’un pas hautain. Il avait le cœur meurtri parce qu’il sentait tomber sa colère. Elle s’éteignit comme un incendie qui a tout brûlé. Et puis il songeait que le Dingo, en le virant, ne lui avait pas laissé le temps de payer ses consommations. Ça faisait un petit peu de peine au pauvre bougre. Il avait l’âme trop vulnérable décidément.
Il marchait sans rayonnement, maintenant, et les passants ne se donnaient plus la peine de le regarder.
63
— Madame ! Madame !
Elle n’entendait pas la voix de Rose qui l’appelait doucement, comme on appelle un malade lorsqu’il est l’heure de sa potion. Elle ne pleurait plus ; elle réfléchissait. Sa peine atroce, sa désillusion extrême s’étaient calmées comme par enchantement. Cet éternel besoin de combattre, cette soif de franchir les obstacles, d’abattre ceux qui lui résistaient, s’emparaient à nouveau d’elle.
Elle était ruinée, elle avait perdu sa fille… Et pourtant une flamme timide couvait encore au fond de son intelligence. La petite flamme jamais éteinte de l’espoir.
— Madame, c’est le notaire… Et puis il y a là le commissaire de police… Je ne sais pas ce qu’on doit faire…
Agnès se redressa. Elle cacha en partie son visage tuméfié à la domestique. Avant tout, elle devait conserver sa beauté : l’arme numéro un. Si elle avait été moins belle, le jeune notaire lui aurait-il permis d’assembler des valeurs ? Elle n’avait pas profité de cette complicité et maintenant elle s’en félicitait. Agnès n’était pas une femme qui se contentait de broutilles. Elle avait toujours eu la part du lion. Ça devait continuer. Ce sont les ratés, les vaincus, qui se sauvent avec une paire de chandeliers sous le bras.
Elle se souvenait d’un incendie auquel elle avait assisté dans sa jeunesse. La maison flambait et des gens affolés s’évertuaient à sauver ce qui était encore accessible : les objets les plus stupides. Elle revoyait une vieille dame aux cheveux blancs, en peignoir de pilou, qui courait en sanglotant avec une affreuse pendule de marbre qui ne devait pas valoir deux mille francs chez un brocanteur.
Elle avait eu pitié d’eux. Elle s’était dit que, dans leur situation, elle sortirait de chez elle les bras croisés et regarderait brûler sa maison… Maintenant sa maison brûlait.
Elle essuya ses yeux, se dirigea vers la coiffeuse de sa fille. Elle se mit du fond de teint, accentua ses sourcils emmêlés par les larmes d’un trait de crayon gras. Puis elle passa dans sa chambre et se vêtit comme pour sortir…
Le notaire et le commissaire discutaient à voix basse au salon. Elle les rejoignit, tendit sa main au policier, un gros homme moustachu qu’on sentait mal à l’aise dans cet appartement luxueux.
— Faites votre travail, dit-elle, pour ma part je m’en vais…
Elle écarta ses bras en un geste de dépouillement.
— Je vous prie de constater, monsieur le commissaire, que je n’emporte rien… Pas de bijoux, pas de fourrures, pas d’argent…
Elle alla chercher son sac à main.
— Vous pouvez le fouiller, poursuivit-elle en le présentant au représentant de la loi. Il ne contient qu’une quarantaine de mille francs…
— Madame Taride, dit-il, vous vous faites une idée erronée de… heu ! la situation… Vous n’avez pas besoin de quitter cet appartement pour l’instant…
Elle enfilait ses gants, posément, d’une façon quasi triomphante, comme devaient les passer les Saint-Cyriens de la Grande Guerre avant d’aller offrir leurs plumets à la mitraille allemande. Elle était brave ! Les deux hommes se dirent qu’ils n’avaient jamais rencontré au cours de leur carrière une femme de cette classe.
Elle leur sourit.
— Bon travail, messieurs…
Lorsqu’elle fut dehors, elle cligna des yeux comme si elle cherchait à se rappeler quelque chose d’important. Ce qu’elle recherchait, au fin fond de sa mémoire, c’était l’impression de la pauvreté. L’impression du dénuement. Mais elle ne la retrouvait pas. Agnès continuait à se sentir riche. Elle aperçut sa Simca sport remisée sous les arbres. La carte grise était à son nom. Donc l’auto lui appartenait… Elle y prit place et démarra. Elle savait ce qu’elle avait à faire.