Elle n’alla pas loin, jusqu’à l’avenue de Neuilly. Elle stoppa devant une brasserie et entra pour téléphoner à Tino. Il lui avait donné le numéro de son hôtel en lui affirmant qu’elle pouvait l’appeler quand elle voudrait. Sa main frémissait de rage en agençant les chiffres sur le cadran. À cause de ce triste voyou, elle était au point mort : s’il n’avait pas eu l’idée saugrenue de ce flagrant délit pour la perdre aux yeux de son mari, jamais Taride n’aurait fait cet ahurissant testament.
La patronne du petit hôtel lui répondit sur un ton sans réplique que M. Mattei dormait, et s’apprêtait déjà à raccrocher car, à son sens, cette excuse passait toutes les autres.
— Eh bien sonnez-le ! s’écria Agnès, c’est très important.
L’autre ergota, mais Agnès l’interrompit.
— Je peux vous affirmer, fit-elle, que si vous ne le réveillez pas, M. Mattei ne vous le pardonnera jamais.
Elle obtint enfin son amant. La voix du Corse était maussade. Il avait tardé à s’endormir, à cause du champagne avalé au cours de la nuit, à cause aussi de cet étrange mal d’amour qui venait le tarauder sur le tard, lui ôter le plaisir d’exister.
— J’écoute, fit-il sèchement.
— C’est moi, dit Agnès.
Il eut brusquement du soleil au ventre.
— C’est gentil de m’appeler.
— Ça va très mal… Il faut que je vous voie immédiatement…
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je vous expliquerai, venez… Je vous attends avenue de Neuilly, dans un grand café sur la droite en allant vers la Défense… Vous reconnaîtrez ma voiture devant la porte…
— D’accord.
— Faites vite !
— J’arrive.
Il allait raccrocher, elle demanda pourtant anxieuse :
— Est-ce que… C’est fait, le Notaire ?
Tino comprit. Il se méprit sur l’anxiété de sa maîtresse et crut qu’elle souhaitait que tout fût terminé.
— Oui, dit-il.
Agnès posa l’écouteur sans ajouter un mot. Elle tarda à quitter la cabine téléphonique. Il y avait deux balais et un seau en matière plastique dans le réduit qui sentait fort l’eau de Javel… L’odeur de chlore piquait les yeux de la jeune femme.
Si Valmy était mort, elle n’avait plus rien à espérer… N’avait-il pas dit à Tino qu’il avait testé en faveur de son infirmière ?
Elle alla s’asseoir à une table près de la terrasse.
— Ça sera ? demanda le garçon.
Il était rasé de frais et la peau de ses doigts était toute fripée par la plonge.
— Un café !
— Un grand ?
— Oui : un grand !
Elle regardait l’avenue sur laquelle déferlait la circulation. Le flot des voitures stoppait au feu rouge dans un gigantesque grincement de freins…
Le pavé était mouillé, presque gras. Il ne pleuvait pas, mais l’eau emplissait le ciel de nuages pesants.
À peine avait-elle bu sa tasse de café que Tino arrivait dans la contre-allée au volant de sa voiture. Il cherchait à se garer. À travers la vitre elle fit signe que ce n’était pas la peine. Elle se leva, paya au comptoir et sortit précipitamment. Le Corse n’avait pas pris le temps de se raser, ni de déplier une chemise propre. Il portait celle de la veille, toute noircie par la sueur au col et aux poignets. Il sentait le lit, bien qu’il se fût aspergé d’eau de Cologne.
Agnès monta à ses côtés.
— Explique ! fit-il.
Son visage grisâtre exprimait la plus vive inquiétude.
— Avant de mourir, mon mari a testé en faveur du Notaire, dit-elle.
Il fronça le nez. Il avait du mal à assimiler l’idée.
— Non ?
— Je suis dépouillée de tout. Si le Notaire vivait, on aurait essayé de s’arranger avec lui…
— Il vit peut-être encore, dit Tino au bout d’un temps de réflexion.
— Mais enfin ! s’emporta Agnès, quel jeu jouez-vous !
Au lieu de répondre, Tino démarra et roula jusqu’au Pont de Neuilly. Une fois là, il ralentit et regarda l’eau bourbeuse avec attention.
— Ça a l’air d’avoir encore grimpé cette nuit !
Agnès explosa :
— Vous vous intéressez à la crue de la Seine tandis que je meurs de désespoir !
Tino mit alors Agnès au courant de la mort — assez peu banale — qu’il avait choisie pour Valmy. En son for intérieur, la jeune veuve trouva l’idée excellente. D’autant plus qu’un espoir de retrouver le Notaire vivant subsistait encore.
— Allons vite là-bas ! dit-elle.
Le Corse appuya sur l’accélérateur. Ce retournement de situation l’arrangeait. Il retrouvait un peu de la foi de son enfance pour implorer la Providence. Depuis qu’il avait accepté la mort du Notaire, il avait pour ainsi dire perdu la face à ses propres yeux. Aussi la pensée de le tirer de son piège à rat l’animait-elle d’une ardeur féroce.
— La Seine emplissait complètement la cave lorsque vous l’avez quitté hier au soir ? demanda-t-elle.
— Non, fit Tino… On en avait à mi-jambes… Mais elle grimpait terriblement !
— C’est une drôle de mort, murmura Agnès.
Elle avait tout de suite considéré les avantages du procédé : il constituait une sorte de mort naturelle. En y réfléchissant un peu, les affres de cette exécution lui apparaissaient et la faisaient frissonner. Elle n’avait pas aimé beaucoup d’hommes au cours de sa tumultueuse existence, du moins aimé d’amour. Peut-être même n’en avait-elle aimé aucun. Pourtant, Lucien Valmy occupait en elle une place à part. Ce qu’elle ressentait pour lui ne ressemblait pas à ce que les autres hommes lui avaient inspiré…
C’était un sentiment d’impuissance. Elle avait toujours compris que Valmy possédait un côté inaccessible. Même au début de leur mariage, alors qu’il paraissait fou d’elle, il restait chez cet homme une espèce de coin en friche où personne ne pouvait pénétrer. Cela avait inquiété puis irrité Agnès.
— À quoi tu penses ? demanda Tino.
Le butor ! Elle eut un de ces sourires étranges qui déconcertaient tellement ses amants. Un sourire dans lequel entraient de la pitié et beaucoup d’insolence.
Tino n’insista pas. Il n’était pas de taille. Lui, tout ce qu’il pouvait faire, c’était arnaquer des gens, les tuer au besoin… Mais il se perdait vite dans les méandres d’une intelligence comme celle d’Agnès.
Il appuya tant qu’il put sur le champignon. L’aiguille du compteur se bloqua. Il espérait l’effrayer et, sournoisement, guettait une mimique peureuse chez Agnès ; mais la jeune femme ne semblait même pas s’apercevoir qu’ils roulaient à cent quarante à l’heure.
— Comment ça se fait que Taride ait légué ses biens à ton premier mari ? fit le Corse… C’est pas une idée d’homme, ça.
— Vous avez raison, dit Agnès, c’est ma fille qui lui a conseillé d’agir ainsi…
— Ah ! la petite salope !
— Taisez-vous ! grogna Agnès. Je vous interdis…
Elle paraissait furieuse, et puis soudain son visage se détendit. Elle venait d’évoquer le minois de la jeune fille. Son air attentif d’écolière perverse… Comme elle se retrouvait en elle ! Des idées pareilles, le Corse l’avait dit, ce n’étaient pas des idées de mâle… Elles n’étaient pas non plus à la portée de tous les cerveaux féminins…