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Marguerite Yourcenar

Mémoires d’Hadrien

SUIVI DE

Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien

Gallimard

Biographie

Née en 1903 à Bruxelles d’un père français et d’une mère d’origine belge, Marguerite Yourcenar grandit en France, mais c’est surtout à l’étranger qu’elle résidera par la suite : Italie, Suisse, Grèce, puis Amérique où elle vit dans l’île de Mount Desert, sur la côte nord-est des États-Unis.

Son œuvre comprend des romans : Alexis ou le Traité du Vain Combat (1929), Le Coup de Grâce (1939), Denier du Rêve, version définitive (1959) ; des poèmes en prose : Feux (1936) ; en vers réguliers : Les Charités d’Alcippe (1956) ; des nouvelles ; des essais : Sous Bénéfice d’Inventaire (1962) ; des pièces de théâtre et des traductions. Mémoires d’Hadrien (1951), roman historique d’une vérité étonnante, lui valut une réputation mondiale. L’Œuvre au Noir a obtenu à l’unanimité le Prix Fémina 1968. Citons Souvenirs Pieux (1974) et Archives du Nord (1977), deux premiers panneaux d’un triptyque familial dont le troisième sera Suite et Fin.

Introduction

Animula vagula, blandula,

Hospes comesque corporis,

Quae nunc abibis in loca

Pallidula, rigida, nudula,

Nec, ut soles, dabis iocos…

P. Ælius HADRIANUS, Imp.

ANIMULA VAGULA BLANDULA

ANIMULA VAGULA BLANDULA

Chapitre 1

Mon cher Marc,

Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disons seulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmé malgré lui par les progrès si rapides du mal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’a soigné en son absence. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang. Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître. Paix… J’aime mon corps ; il m’a bien servi, et de toutes les façons, et je ne lui marchande pas les soins nécessaires. Mais je ne compte plus, comme Hermogène prétend encore le faire, sur les vertus merveilleuses des plantes, le dosage exact de sels minéraux qu’il est allé chercher en Orient. Cet homme pourtant si fin m’a débité de vagues formules de réconfort, trop banales pour tromper personne ; il sait combien je hais ce genre d’imposture, mais on n’a pas impunément exercé la médecine pendant plus de trente ans. Je pardonne à ce bon serviteur cette tentative pour me cacher ma mort. Hermogène est savant ; il est même sage ; sa probité est bien supérieure à celle d’un vulgaire médecin de cour. J’aurai pour lot d’être le plus soigné des malades. Mais nul ne peut dépasser les limites prescrites ; mes jambes enflées ne me soutiennent plus pendant les longues cérémonies romaines ; je suffoque ; et j’ai soixante ans.

Ne t’y trompe pas : je ne suis pas encore assez faible pour céder aux imaginations de la peur, presque aussi absurdes que celles de l’espérance, et assurément beaucoup plus pénibles. S’il fallait m’abuser, j’aimerais mieux que ce fût dans le sens de la confiance ; je n’y perdrai pas plus, et j’en souffrirai moins. Ce terme si voisin n’est pas nécessairement immédiat ; je me couche encore chaque nuit avec l’espoir d’atteindre au matin. À l’intérieur des limites infranchissables dont je parlais tout à l’heure, je puis défendre ma position pied à pied, et même regagner quelques pouces du terrain perdu. Je n’en suis pas moins arrivé à l’âge où la vie, pour chaque homme, est une défaite acceptée. Dire que mes jours sont comptés ne signifie rien ; il en fut toujours ainsi ; il en est ainsi pour nous tous. Mais l’incertitude du lieu, du temps, et du mode, qui nous empêche de bien distinguer ce but vers lequel nous avançons sans trêve, diminue pour moi à mesure que progresse ma maladie mortelle. Le premier venu peut mourir tout à l’heure, mais le malade sait qu’il ne vivra plus dans dix ans. Ma marge d’hésitation ne s’étend plus sur des années, mais sur des mois. Mes chances de finir d’un coup de poignard au cœur ou d’une chute de cheval deviennent des plus minimes ; la peste paraît improbable ; la lèpre ou le cancer semblent définitivement distancés. Je ne cours plus le risque de tomber aux frontières frappé d’une hache calédonienne ou transpercé d’une flèche parthe ; les tempêtes n’ont pas su profiter des occasions offertes, et le sorcier qui m’a prédit que je ne me noierai pas semble avoir eu raison. Je mourrai à Tibur, à Rome, ou à Naples tout au plus, et une crise d’étouffement se chargera de la besogne. Serai-je emporté par la dixième crise, ou par la centième ? Toute la question est là. Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l’Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort.

Déjà, certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d’un palais trop vaste, qu’un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier. Je ne chasse plus : s’il n’y avait que moi pour les déranger dans leurs ruminements et leurs jeux, les chevreuils des monts d’Étrurie seraient bien tranquilles. J’ai toujours entretenu avec la Diane des forêts les rapports changeants et passionnés d’un homme avec l’objet aimé : adolescent, la chasse au sanglier m’a offert mes premières chances de rencontre avec le commandement et le danger ; je m’y livrais avec fureur ; mes excès dans ce genre me firent réprimander par Trajan. La curée dans une clairière d’Espagne a été ma plus ancienne expérience de la mort, du courage, de la pitié pour les créatures, et du plaisir tragique de les voir souffrir. Homme fait, la chasse me délassait de tant de luttes secrètes avec des adversaires tour à tour trop fins ou trop obtus, trop faibles ou trop forts pour moi. Ce juste combat entre l’intelligence humaine et la sagacité des bêtes fauves semblait étrangement propre comparé aux embûches des hommes. Empereur, mes chasses en Toscane m’ont servi à juger du courage ou des ressources des grands fonctionnaires : j’y ai éliminé ou choisi plus d’un homme d’État. Plus tard, en Bithynie, en Cappadoce, je fis des grandes battues un prétexte de fête, un triomphe automnal dans les bois d’Asie. Mais le compagnon de mes dernières chasses est mort jeune, et mon goût pour ces plaisirs violents a beaucoup baissé depuis son départ. Même ici, à Tibur, l’ébrouement soudain d’un cerf sous les feuilles suffit pourtant à faire tressaillir en moi un instinct plus ancien que tous les autres, et par la grâce duquel je me sens guépard aussi bien qu’empereur. Qui sait ? Peut-être n’ai-je été si économe de sang humain que parce que j’ai tant versé celui des bêtes fauves, que parfois, secrètement, je préférais aux hommes. Quoi qu’il en soit, l’image des fauves me hante davantage, et j’ai peine à ne pas me laisser aller à d’interminables histoires de chasse qui mettraient à l’épreuve la patience de mes invités du soir. Certes, le souvenir du jour de mon adoption a du charme, mais celui des lions tués en Maurétanie n’est pas mal non plus.