J’y étais poussé par mon goût du dépaysement : j’aimais à fréquenter les barbares. Ce grand pays situé entre les bouches du Danube et celles du Borysthènes, triangle dont j’ai parcouru au moins deux côtés, compte parmi les régions les plus surprenantes du monde, du moins pour nous, hommes nés sur les rivages de la Mer Intérieure, habitués aux paysages purs et secs du sud, aux collines et aux péninsules. Il m’est arrivé là-bas d’adorer la déesse Terre, comme ici nous adorons la déesse Rome, et je ne parle pas tant de Cérès que d’une divinité plus antique, antérieure même à l’invention des moissons. Notre sol grec ou latin, soutenu partout par l’ossature des rochers, a l’élégance nette d’un corps mâle : la terre scythe avait l’abondance un peu lourde d’un corps de femme étendue. La plaine ne se terminait qu’au ciel. Mon émerveillement ne cessait pas en présence du miracle des fleuves : cette vaste terre vide n’était pour eux qu’une pente et qu’un lit. Nos rivières sont brèves ; on ne s’y sent jamais loin des sources. Mais l’énorme coulée qui s’achevait ici en confus estuaires charriait les boues d’un continent inconnu, les glaces de régions inhabitables. Le froid d’un haut-plateau d’Espagne ne le cède à aucun autre, mais c’était la première fois que je me trouvais face à face avec le véritable hiver, qui ne fait dans nos pays que des apparitions plus ou moins brèves, mais qui là-bas s’installe pour de longues périodes de mois, et que, plus au nord, on devine immuable, sans commencement et sans fin. Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace rouge, puis de glace bleue, sillonnée par le travail intérieur des courants de traces aussi profondes que celles des chars. Nous nous protégions du froid par des fourrures. La présence de cet ennemi impersonnel, presque abstrait, produisait une exaltation indescriptible, un sentiment d’énergie accrue. On luttait pour conserver sa chaleur comme ailleurs pour garder courage. À certains jours, sur la steppe, la neige effaçait tous les plans, déjà si peu sensibles ; on galopait dans un monde de pur espace et d’atomes purs. Aux choses les plus banales, les plus molles, le gel donnait une transparence en même temps qu’une dureté céleste. Tout roseau brisé devenait une flûte de cristal. Assar, mon guide caucasien, fendait la glace au crépuscule pour abreuver nos chevaux. Ces bêtes étaient d’ailleurs un de nos points de contact les plus utiles avec les barbares : une espèce d’amitié se fondait sur des marchandages, des discussions sans fin, et le respect éprouvé l’un pour l’autre à cause de quelque prouesse équestre. Le soir, les feux de camp éclairaient les bonds extraordinaires des danseurs à la taille étroite, et leurs extravagants bracelets d’or.
Bien des fois, au printemps, quand la fonte des neiges me permit de m’aventurer plus loin dans les régions de l’intérieur, il m’est arrivé de tourner le dos à l’horizon du sud, qui renfermait les mers et les îles connues, et à celui de l’ouest, où quelque part le soleil se couchait sur Rome, et de songer à m’enfoncer plus avant dans ces steppes ou par-delà ces contreforts du Caucase, vers le nord ou la plus lointaine Asie. Quels climats, quelle faune, quelles races d’hommes aurais-je découverts, quels empires ignorants de nous comme nous le sommes d’eux, ou nous connaissant tout au plus grâce à quelques denrées transmises par une longue succession de marchands et aussi rares pour eux que le poivre de l’Inde, le grain d’ambre des régions baltiques le sont pour nous ? À Odessos, un négociant revenu d’un voyage de plusieurs années me fit cadeau d’une pierre verte, semi-transparente, substance sacrée, paraît-il, dans un immense royaume dont il avait au moins côtoyé les bords, et dont cet homme épaissement enfermé dans son profit n’avait remarqué ni les mœurs ni les dieux. Cette gemme bizarre fit sur moi le même effet qu’une pierre tombée du ciel, météore d’un autre monde. Nous connaissons encore assez mal la configuration de la terre. À cette ignorance, je ne comprends pas qu’on se résigne. J’envie ceux qui réussiront à faire le tour des deux cent cinquante mille stades grecs si bien calculés par Ératosthène, et dont le parcours nous ramènerait à notre point de départ. Je m’imaginais prenant la simple décision de continuer à aller de l’avant, sur la piste qui déjà remplaçait nos routes. Je jouais avec cette idée… Être seul, sans biens, sans prestiges, sans aucun des bénéfices d’une culture, s’exposer au milieu d’hommes neufs et parmi des hasards vierges… Il va de soi que ce n’était qu’un rêve, et le plus bref de tous. Cette liberté que j’inventais n’existait qu’à distance ; je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j’aurais renoncé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un Romain absent. Une sorte de cordon ombilical me rattachait à la Ville. Peut-être, à cette époque, à ce rang de tribun, me sentais-je encore plus étroitement lié à l’empire que je ne le suis comme empereur, pour la même raison que l’os du poignet est moins libre que le cerveau. Néanmoins, ce rêve monstrueux, dont eussent frémi nos ancêtres, sagement confinés dans leur terre du Latium, je l’ai fait, et de l’avoir hébergé un instant me rend à jamais différent d’eux.
Chapitre 5
Trajan se trouvait à la tête des troupes en Germanie Inférieure ; l’armée du Danube m’y envoya porter ses félicitations au nouvel héritier de l’empire. J’étais à trois jours de marche de Cologne, en pleine Gaule, quand la mort de Nerva fut annoncée à l’étape du soir. Je fus tenté de prendre les devants sur la poste impériale, et d’apporter moi-même à mon cousin la nouvelle de son avènement. Je partis au galop et fis route sans m’arrêter nulle part, sauf à Trêves, où mon beau-frère Servianus résidait en qualité de gouverneur. Nous soupâmes ensemble. La faible tête de Servianus était pleine de fumées impériales. Cet homme tortueux, qui cherchait à me nuire, ou du moins à m’empêcher de plaire, s’avisa de me devancer en envoyant à Trajan son courrier à lui. Deux heures plus tard, je fus attaqué au gué d’une rivière ; nos assaillants blessèrent mon ordonnance et tuèrent nos chevaux. Nous réussîmes pourtant à nous saisir d’un de nos agresseurs, un ancien esclave de mon beau-frère, qui avoua tout. Servianus aurait dû se rendre compte qu’on n’empêche pas si facilement un homme résolu de continuer sa route, à moins d’aller jusqu’au meurtre, ce devant quoi sa lâcheté reculait. Je dus faire à pied une douzaine de milles avant de rencontrer un paysan qui me vendit son cheval. J’arrivai le soir même à Cologne, battant de quelques longueurs le courrier de mon beau-frère. Cette espèce d’aventure eut du succès. J’en fus d’autant mieux reçu par l’armée. L’empereur me garda près de lui en qualité de tribun de la Deuxième Légion Fidèle.
Il avait appris la nouvelle de son avènement avec une aisance admirable. Il s’y attendait depuis longtemps ; ses projets n’en étaient en rien changés. Il restait ce qu’il avait toujours été, et qu’il allait être jusqu’à sa mort, un chef d’armée ; mais sa vertu était d’avoir acquis, grâce à une conception toute militaire de la discipline, une idée de ce qu’est l’ordre dans l’État. Autour de cette idée, tout s’agençait, aux débuts du moins, même ses plans de guerre et ses projets de conquête. Empereur-soldat, mais pas du tout soldat-empereur. Il ne changea rien à sa vie ; sa modestie se passait d’affectation comme de morgue. Pendant que l’armée se réjouissait, il acceptait ses responsabilités nouvelles comme une part du travail de tous les jours, et montrait à ses intimes son contentement avec simplicité.