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J’ai fait tout ce qu’on recommande. J’ai attendu : j’ai parfois prié. Audivi voces divinas… La sotte Julia Balbilla croyait entendre à l’aurore la voix mystérieuse de Memnon : j’ai écouté les bruissements de la nuit. J’ai fait les onctions de miel et d’huile de rose qui attirent les ombres ; j’ai disposé le bol de lait, la poignée de sel, la goutte de sang, support de leur existence d’autrefois. Je me suis étendu sur le pavement de marbre du petit sanctuaire ; la lueur des astres se faufilait par les fentes ménagées dans la muraille, mettait çà et là des miroitements, d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordres chuchotes par les prêtres à l’oreille du mort, l’itinéraire gravé sur la tombe : Et il reconnaîtra la route… Et les gardiens du seuil le laisseront passer… Et il ira et viendra autour de ceux qui l’aiment pour des millions de jours… Parfois, à de longs intervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’une approche, un attouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l’intérieur d’une paume. Et l’ombre de Patrocle apparaît aux côtés d’Achille… Je ne saurai jamais si cette chaleur, cette douceur n’émanaient pas simplement du plus profond de moi-même, derniers efforts d’un homme en lutte contre la solitude et le froid de la nuit. Mais la question, qui se pose aussi en présence de nos amours vivants, a cessé de m’intéresser aujourd’hui : il m’importe peu que les fantômes évoqués par moi viennent des limbes de ma mémoire ou de ceux d’un autre monde. Mon âme, si j’en possède une, est faite de la même substance que les spectres ; ce corps aux mains enflées, aux ongles livides, cette triste masse à demi dissoute, cette outre de maux, de désirs et de songes, n’est guère plus solide ou plus consistant qu’une ombre. Je ne diffère des morts que par la faculté de suffoquer quelques moments de plus ; leur existence en un sens me paraît plus assurée que la mienne. Antinoüs et Plotine sont au moins aussi réels que moi.

La méditation de la mort n’apprend pas à mourir ; elle ne rend pas la sortie plus facile, mais la facilité n’est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pas enrichi ma vie, mais ma mort. Son approche rétablit entre nous une sorte d’étroite complicité : les vivants qui m’entourent, les serviteurs dévoués, parfois importuns, ne sauront jamais à quel point le monde ne nous intéresse plus. Je pense avec dégoût aux noirs symboles des tombes égyptiennes : le sec scarabée, la momie rigide, la grenouille des parturitions éternelles. À en croire les prêtres, je t’ai laissé à cet endroit où les éléments d’un être se déchirent comme un vêtement usé sur lequel on tire, à ce carrefour sinistre entre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l’immortalité m’inspirent de la méfiance ; le système des rétributions et des peines laisse froid un juge averti de la difficulté de juger. D’autre part, il m’arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d’Épicure. J’observe ma fin : cette série d’expérimentations faites sur moi-même continue la longue étude commencée dans la clinique de Satyrus. Jusqu’à présent, les modifications sont aussi extérieures que celles que le temps et les intempéries font subir à un monument dont ils n’altèrent ni la matière, ni l’architecture : je crois parfois apercevoir et toucher à travers les crevasses le soubassement indestructible, le tuf éternel. Je suis ce que j’étais ; je meurs sans changer. À première vue, l’enfant robuste des jardins d’Espagne, l’officier ambitieux rentrant sous sa tente en secouant de ses épaules des flocons de neige semblent aussi anéantis que je le serai quand j’aurai passé par le bûcher ; mais ils sont là ; j’en suis inséparable. L’homme qui hurlait sur la poitrine d’un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moins qu’humain auquel je participe déjà ; le voyageur enfermé dans le malade à jamais sédentaire s’intéresse à la mort parce qu’elle représente un départ. Cette force qui fut moi semble encore capable d’instrumenter plusieurs autres vies, de soulever des mondes. Si quelques siècles venaient par miracle s’ajouter au peu de jours qui me restent, je referais les mêmes choses, et jusqu’aux mêmes erreurs, je fréquenterais les mêmes Olympes et les mêmes Enfers. Une pareille constatation est un excellent argument en faveur de l’utilité de la mort, mais elle m’inspire en même temps des doutes quant à sa totale efficacité.

Durant certaines périodes de ma vie, j’ai noté mes rêves ; j’en discutais la signification avec les prêtres, les philosophes, les astrologues. Cette faculté de rêver, amortie depuis des années, m’a été rendue au cours de ces mois d’agonie ; les incidents de l’état de veille semblent moins réels, parfois moins importuns que ces songes. Si ce monde larvaire et spectral, où le plat et l’absurde foisonnent plus abondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l’âme séparée du corps, je passerai sans doute mon éternité à regretter le contrôle exquis des sens et les perspectives réajustées de la raison humaine. Et pourtant, je m’enfonce avec quelque douceur dans ces régions vaines des songes ; j’y possède pour un instant certains secrets qui bientôt m’échappent ; j’y bois à des sources. L’autre jour, j’étais dans l’oasis d’Ammon, le soir de la chasse au grand fauve. J’étais joyeux ; tout s’est passé comme au temps de ma force : le lion blessé s’est abattu, puis dressé ; je me suis précipité pour l’achever. Mais, cette fois, mon cheval cabré m’a jeté à terre ; l’horrible masse sanglante a roulé sur moi ; des griffes me déchiraient la poitrine ; je suis revenu à moi dans ma chambre de Tibur, appelant à l’aide. Plus récemment encore, j’ai revu mon père, auquel je pense pourtant assez peu. Il était couché dans son lit de malade, dans une pièce de notre maison d’Italica, que j’ai quittée sitôt après sa mort. Il avait sur sa table une fiole pleine d’une potion sédative que je l’ai supplié de me donner. Je me suis réveillé sans qu’il ait eu le temps de me répondre. Je m’étonne que la plupart des hommes aient si peur des spectres, eux qui acceptent si facilement de parler aux morts dans leurs songes.

Les présages aussi se multiplient : désormais, tout semble une intimation, un signe. Je viens de laisser choir et de briser une précieuse pierre gravée enchâssée au chaton d’une bague ; mon profil y avait été incisé par un artisan grec. Les augures secouent gravement la tête ; je regrette ce pur chef-d’œuvre. Il m’arrive de parler de moi au passé : au Sénat, en discutant certains événements qui s’étaient produits après la mort de Lucius, la langue m’a fourché et je me suis pris plusieurs fois à mentionner ces circonstances comme si elles avaient eu lieu après ma propre mort. Il y a quelques mois, le jour de mon anniversaire, montant en litière les escaliers du Capitole, je me suis trouvé face à face avec un homme en deuil, et qui pleurait : j’ai vu pâlir mon vieux Chabrias. À cette époque, je sortais encore ; je continuais d’exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife, de Frère Arvale, de célébrer moi-même ces antiques rites de la religion romaine que je finis par préférer à la plupart des cultes étrangers. J’étais debout devant l’autel, prêt à allumer la flamme ; j’offrais aux dieux un sacrifice pour Antonin. Soudain, le pan de ma toge qui me couvrait le front glissa et me retomba sur l’épaule, me laissant nu tête ; je passais ainsi du rang de sacrificateur à celui de victime. En vérité, c’est bien mon tour.