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Ma patience porte ses fruits ; je souffre moins ; la vie redevient presque douce. Je ne me querelle plus avec les médecins ; leurs sots remèdes m’ont tué ; mais leur présomption, leur pédantisme hypocrite est notre œuvre : ils mentiraient moins si nous n’avions pas si peur de souffrir. La force me manque pour les accès de colère d’autrefois : je sais de source certaine que Platorius Népos, que j’ai beaucoup aimé, a abusé de ma confiance ; je n’ai pas essayé de le confondre ; je n’ai pas puni. L’avenir du monde ne m’inquiète plus ; je ne m’efforce plus de calculer, avec angoisse, la durée plus ou moins longue de la paix romaine ; je laisse faire aux dieux. Ce n’est pas que j’aie acquis plus de confiance en leur justice, qui n’est pas la nôtre, ou plus de foi en la sagesse de l’homme ; le contraire est vrai. La vie est atroce ; nous savons cela. Mais précisément parce que j’attends peu de chose de la condition humaine, les périodes de bonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant de prodiges qui compensent presque l’immense masse des maux, des échecs, de l’incurie et de l’erreur. Les catastrophes et les ruines viendront ; le désordre triomphera, mais de temps en temps l’ordre aussi. La paix s’installera de nouveau entre deux périodes de guerre ; les mots de liberté, d’humanité, de justice retrouveront çà et là le sens que nous avons tenté de leur donner. Nos livres ne périront pas tous ; on réparera nos statues brisées ; d’autres coupoles et d’autres frontons naîtront de nos frontons et de nos coupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j’ose compter sur ces continuateurs placés à intervalles irréguliers le long des siècles, sur cette intermittente immortalité. Si les barbares s’emparent jamais de l’empire du monde, ils seront forcés d’adopter certaines de nos méthodes ; ils finiront par nous ressembler. Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle.

Les médicaments n’agissent plus ; l’enflure des jambes augmente ; je sommeille assis plutôt que couché. L’un des avantages de la mort sera d’être de nouveau étendu sur un lit. C’est à moi maintenant de consoler Antonin. Je lui rappelle que la mort me semble depuis longtemps la solution la plus élégante de mon propre problème ; comme toujours, mes vœux enfin se réalisent, mais de façon plus lente et plus indirecte qu’on n’avait cru. Je me félicite que le mal m’ait laissé ma lucidité jusqu’au bout ; je me réjouis de n’avoir pas à faire l’épreuve du grand âge, de n’être pas destiné à connaître ce durcissement, cette rigidité, cette sécheresse, cette atroce absence de désirs. Si mes calculs sont justes, ma mère est morte à peu près à l’âge où je suis arrivé aujourd’hui ; ma vie a déjà été de moitié plus longue que celle de mon père, mort à quarante ans. Tout est prêt : l’aigle chargé de porter aux dieux l’âme de l’empereur est tenu en réserve pour la cérémonie funèbre. Mon mausolée, sur le faîte duquel on plante en ce moment les cyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour le transfert des cendres encore chaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse ensuite transporter Sabine ; j’ai négligé de lui faire décerner à sa mort les honneurs divins, qui somme toute lui sont dus ; il ne serait pas mauvais que cet oubli fût réparé. Et je voudrais que les restes d’Ælius César soient placés à mes côtés.

Ils m’ont emmené à Baïes ; par ces chaleurs de juillet, le trajet a été pénible, mais je respire mieux au bord de la mer. La vague fait sur le rivage son murmure de soie froissée et de caresse ; je jouis encore des longs soirs roses. Mais je ne tiens plus ces tablettes que pour occuper mes mains, qui s’agitent malgré moi. J’ai envoyé chercher Antonin ; un courrier lancé à fond de train est parti pour Rome. Bruit des sabots de Borysthènes, galop du Cavalier Thrace… Le petit groupe des intimes se presse à mon chevet. Chabrias me fait pitié : les larmes conviennent mal aux rides des vieillards. Le beau visage de Céler est comme toujours étrangement calme ; il s’applique à me soigner sans rien laisser voir de ce qui pourrait ajouter à l’inquiétude ou à la fatigue d’un malade. Mais Diotime sanglote, la tête enfouie dans les coussins. J’ai assuré son avenir ; il n’aime pas l’Italie ; il pourra réaliser son rêve, qui est de retourner à Gadara et d’y ouvrir avec un ami une école d’éloquence ; il n’a rien à perdre à ma mort. Et pourtant, la mince épaule s’agite convulsivement sous les plis de la tunique ; je sens sous mes doigts des pleurs délicieux. Hadrien jusqu’au bout aura été humainement aimé.

Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts…

Epitaphe

AU DIVIN HADRIEN AUGUSTE

FILS DE TRAJAN

CONQUÉRANT DES PARTHES

PETIT-FILS DE NERVA

GRAND PONTIFE

REVÊTU POUR LA XXIIe FOIS

DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE

TROIS FOIS CONSUL DEUX FOIS TRIOMPHANT

PÈRE DE LA PATRIE

ET À SA DIVINE ÉPOUSE

SABINE

ANTONIN LEUR FILS

A LUCIUS ÆLIUS CÆSAR

FILS DU DIVIN HADRIEN

DEUX FOIS CONSUL

CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »

CARNETS DE NOTES DE « MÉMOIRES D’HADRIEN »

à G. F.

Ce livre a été conçu, puis écrit, en tout ou en partie, sous diverses formes, entre 1924 et 1929, entre la vingtième et la vingt-cinquième année. Tous ces manuscrits ont été détruits, et méritaient de l’être.

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Retrouvé dans un volume de la correspondance de Flaubert, fort lu et fort souligné par moi vers 1927, la phrase inoubliable : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout.

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Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et crues définitives ; projet repris et abandonné plusieurs fois entre 1934 et 1937.

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J’imaginai longtemps l’ouvrage sous forme d’une série de dialogues, où toutes les voix du temps se fussent fait entendre. Mais, quoi que je fisse, le détail primait l’ensemble ; les parties compromettaient l’équilibre du tout ; la voix d’Hadrien se perdait sous tous ces cris. Je ne parvenais pas à organiser ce monde vu et entendu par un homme.