*
La seule phrase qui subsiste de la rédaction de 1934 : « Je commence à apercevoir le profil de ma mort. » Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche, j’avais enfin trouvé le point de vue du livre.
*
Prendre une vie connue, achevée, fixée (autant qu’elles peuvent jamais l’être) par l’Histoire, de façon à embrasser d’un seul coup la courbe tout entière ; bien plus, choisir le moment où l’homme qui vécut cette existence la soupèse, l’examine, soit pour un instant capable de la juger. Faire en sorte qu’il se trouve devant sa propre vie dans la même position que nous.
*
Matins à la Villa Adriana ; innombrables soirs passés dans les petits cafés qui bordent l’Olympéion ; va-et-vient incessant sur les mers grecques ; routes d’Asie Mineure. Pour que je pusse utiliser ces souvenirs, qui sont miens, il a fallu qu’ils devinssent aussi éloignés de moi que le IIe siècle.
*
Expériences avec le temps : dix-huit jours, dix-huit mois, dix-huit années, dix-huit siècles. Survivance immobile des statues, qui, comme la tête de l’Antinoüs Mondragone, au Louvre, vivent encore à l’intérieur de ce temps mort. Le même problème considéré en termes de générations humaines ; deux douzaines de paires de mains décharnées, quelque vingt-cinq vieillards suffiraient pour établir un contact ininterrompu entre Hadrien et nous.
*
En 1937, durant un premier séjour aux États-Unis, je fis pour ce livre quelques lectures à la bibliothèque de l’Université de Yale ; j’écrivis la visite au médecin, et le passage sur le renoncement aux exercices du corps. Ces fragments subsistent, remaniés, dans la version présente.
*
En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépassé quarante ans. On risque, avant cet âge, de méconnaître l’existence des grandes frontières naturelles qui séparent, de personne à personne, de siècle à siècle, l’infinie variété des êtres, ou au contraire d’attacher trop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites des postes armés. Il m’a fallu ces années pour apprendre à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi.
*
Je cesse de travailler à ce livre (sauf pour quelques jours, à Paris) entre 1937 et 1939.
*
Rencontre du souvenir de T. E. Lawrence, qui recoupe en Asie Mineure celui d’Hadrien. Mais l’arrière-plan d’Hadrien n’est pas le désert, ce sont les collines d’Athènes. Plus j’y pensais, plus l’aventure d’un homme qui refuse (et d’abord se refuse) me faisait désirer présenter à travers Hadrien le point de vue de l’homme qui ne renonce pas, ou ne renonce ici que pour accepter ailleurs. Il va de soi, du reste, que cet ascétisme et cet hédonisme sont sur bien des points interchangeables.
*
En octobre 1939, le manuscrit fut laissé en Europe avec la plus grande partie des notes ; j’emportai pourtant aux États-Unis les quelques résumés faits jadis à Yale, une carte de l’Empire romain à la mort de Trajan que je promenais avec moi depuis des années, et le profil de l’Antinoüs du Musée archéologique de Florence, acheté sur place en 1926, et qui est jeune, grave et doux.
*
Projet abandonné de 1939 à 1948. J’y pensais parfois, mais avec découragement, presque avec indifférence, comme à l’impossible. Et quelque honte d’avoir jamais tenté pareille chose.
*
Enfoncement dans le désespoir d’un écrivain qui n’écrit pas.
*
Aux pires heures de découragement et d’atonie, j’allais revoir, dans le beau Musée de Hartford (Connecticut), une toile romaine de Canaletto, le Panthéon brun et doré se profilant sur le ciel bleu d’une fin d’après-midi d’été. Je la quittais chaque fois rassérénée et réchauffée.
*
Vers 1941, j’avais découvert par hasard, chez un marchand de couleurs, à New York, quatre gravures de Piranèse, que G… et moi achetâmes. L’une d’elles, une vue de la Villa d’Hadrien, qui m’était restée inconnue jusque-là, figure la chapelle de Canope, d’où furent tirés au XVIIe siècle l’Antinoüs de style égyptien et les statues de prêtresses en basalte qu’on voit aujourd’hui au Vatican. Structure ronde, éclatée comme un crâne, d’où de vagues broussailles pendent comme des mèches de cheveux. Le génie presque médiumnique de Piranèse a flairé là l’hallucination, les longues routines du souvenir, l’architecture tragique d’un monde intérieur. Pendant plusieurs années, j’ai regardé cette image presque tous les jours, sans donner une pensée à mon entreprise d’autrefois, à laquelle je croyais avoir renoncé. Tels sont les curieux détours de ce qu’on nomme l’oubli.
*
Au printemps 1947, en rangeant des papiers, je brûlai les notes prises à Yale : elles semblaient devenues définitivement inutiles.
*
Pourtant, le nom d’Hadrien figure dans un essai sur le mythe de la Grèce, rédigé par moi en 1943 et publié par Caillois dans Les Lettres françaises de Buenos Aires. En 1945, l’image d’Antinoüs noyé, porté en quelque sorte sur ce courant d’oubli, remonte à la surface dans un essai encore inédit, Cantique de l’Âme libre, écrit à la veille d’une maladie grave.
*
Se dire sans cesse que tout ce que je raconte ici est faussé par ce que je ne raconte pas ; ces notes ne cernent qu’une lacune. Il n’y est pas question de ce que je faisais durant ces années difficiles, ni des pensées, ni des travaux, ni des angoisses, ni des joies, ni de l’immense répercussion des événements extérieurs, ni de l’épreuve perpétuelle de soi à la pierre de touche des faits. Et je passe aussi sous silence les expériences de la maladie, et d’autres, plus secrètes, qu’elles entraînent avec elles, et la perpétuelle présence ou recherche de l’amour.
*
N’importe : il fallait peut-être cette solution de continuité, cette cassure, cette nuit de l’âme que tant de nous ont éprouvée à cette époque, chacun à sa manière, et si souvent de façon bien plus tragique et plus définitive que moi, pour m’obliger à essayer de combler, non seulement la distance me séparant d’Hadrien, mais surtout celle qui me séparait de moi-même.
*
Utilité de tout ce qu’on fait pour soi, sans idée de profit. Pendant ces années de dépaysement, j’avais continué la lecture des auteurs antiques : les volumes à couverture rouge ou verte de l’édition LoebHeinemann m’étaient devenus une patrie. L’une des meilleures manières de recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque. Durant des années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsi travaillé à remeubler les rayons de Tibur. Il ne me restait plus qu’à imaginer les mains gonflées d’un malade sur les manuscrits déroulés.
*
Refaire du dedans ce que les archéologues du XIXe siècle ont fait du dehors.
*
En décembre 1948, je reçus de Suisse, où je l’avais entreposée pendant la guerre, une malle pleine de papiers de famille et de lettres vieilles de dix ans. Je m’assis auprès du feu pour venir à bout de cette espèce d’horrible inventaire après décès ; je passai seule ainsi plusieurs soirs. Je défaisais des liasses de lettres ; je parcourais, avant de le détruire, cet amas de correspondance avec des gens oubliés et qui m’avaient oubliée, les uns vivants, d’autres morts. Quelques-uns de ces feuillets dataient de la génération d’avant la mienne ; les noms même ne me disaient rien. Je jetais mécaniquement au feu cet échange de pensées mortes avec des Maries, des François, des Pauls disparus. Je dépliai quatre ou cinq feuilles dactylographiées ; le papier en avait jauni. Je lus la suscription : « Mon cher Marc… » Marc… De quel ami, de quel amant, de quel parent éloigné s’agissait-il ? Je ne me rappelais pas ce nom-là.