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– Alors, vous avez vu?

– Je ne sais pas. Je vois un visage lisse et d'aspect normal.

– Dans un œil, vous ne pourrez pas espérer davantage. Maintenant, venez, et soyez le plus silencieuse possible.

Elles quittèrent la chambre et marchèrent sur la pointe des pieds jusqu'à celle du vieillard. L'aînée chuchota à la cadette:

– Il faudra d'abord le neutraliser.

Elles entrèrent et refermèrent la porte derrière elles. Grâce au somnifère, Omer Loncours dormait en paix, bouche grande ouverte, l'air inoffensif.

Françoise ouvrit une armoire et prit deux chemises. Elle murmura à Hazel en lui en jetant une:

– Vous lui enfoncerez ça dans le gosier pendant que je lui ligoterai les poignets avec les manches de celle-ci.

Le vieil homme ouvrit des yeux terrifiés sans pouvoir crier, car il était déjà bâillonné.

– Prenez encore une chemise et attachez-lui les chevilles, ordonna l'infirmière.

Avant qu'il ait compris ce qui se passait, il était immobilisé dans son lit, pieds et poings liés.

– Et maintenant, cherchons ce miroir.

Elles eurent beau ouvrir placards et garde-robe et les fouiller, elles ne trouvèrent pas de glace.

– Evidemment, il l'a caché, ce vieux sacripant, grommela Françoise.

Elle choisit l'attaque directe:

– Cher monsieur, il est hors de question que nous vous enlevions votre bâillon. En revanche, il n'est pas impossible que nous nous livrions à quelques jeux assez désagréables sur votre personne si vous ne coopérez pas immédiatement.

Avec son menton, Loncours désignait la bibliothèque.

– Le miroir est-il derrière les livres? Faut-il tous les enlever?

Il faisait non de la tête et, avec ses mains attachées, suggérait qu'il fallait pousser l'un d'entre eux.

– Lequel? Il y a des centaines de livres.

– Enlevons-lui la chemise et il le dira.

– Sûrement pas! Il en profiterait pour appeler ses sbires! Non, cherchons un titre qui évoque le miroir.

Hazel trouva Alice au pays des merveilles et De Vautre côté du miroir: elle les enfonça sans aucun résultat. Elles allaient se décourager quand l'infirmière se souvint des paroles du Capitaine: «Un roman, c'est un miroir que l'on promène le long du chemin.» Elle se rua au rayon Stendhal et poussa Le Rouge et le Noir.

La bibliothèque glissa sur le côté pour laisser place à une psyché si vaste et si haute qu'un cheval entier eût pu s'y mirer.

– C'est le comble, remarqua Françoise. Dans cette maison d'où la moindre glace est bannie, se trouve le miroir le plus grand que j'aie jamais vu!

– Et le plus beau, murmura la pupille.

– Il sera vraiment beau quand il vous reflétera, Hazel.

– Vous d'abord, supplia la cadette. Je veux être sûre que cette glace-ci ne ment pas.

Françoise s'exécuta. La psyché la montra telle qu'elle était, semblable en majesté à la déesse Athéna.

– Bon. A vous.

La petite tremblait comme une feuille.

– Je ne peux pas. J'ai trop peur.

L'aînée se fâcha:

– Ne me dites pas que je me suis donné tant de mal pour rien!

– Qu'y a-t-il de plus effroyable qu'un miroir?

Le vieillard regardait et écoutait avec une délectation extrême, comme s'il vivait enfin une scène longtemps attendue.

L'infirmière se radoucit:

– Vous avez si peur d'être belle? Je comprends, même si je le suis moins que vous. La laideur, c'est rassurant: il n'y a aucun défi à relever, il suffit de s'abandonner à sa malchance, de s'en gargariser, c'est si confortable. La beauté, c'est une promesse: il faut pouvoir la tenir, il faut être à la hauteur. C'est difficile. Il y a quelques semaines, vous disiez que c'était un cadeau sublime. Mais tout le monde n'a pas envie de recevoir une telle faveur, tout le monde n'a pas envie d'être élu, de voir la stupéfaction charmée dans le regard des autres, d'incarner le rêve des humains, de s'affronter dans la glace chaque nouveau matin pour constater les éventuels dégâts du temps. La laideur, elle est étale, promise à durer. Et puis, elle fait de vous une victime, et vous aimez tellement ce martyre…

– Je le hais! protesta la pupille.

– Peut-être auriez-vous préféré n'être ni belle ni laide, semblable à la multitude, invisible, insignifiante, sous prétexte que la liberté consiste à être quelconque. Eh bien, je suis navrée pour vous, vous êtes loin du compte, il faudra vous habituer à cette désolante réalité: vous êtes si belle qu'un amateur éclairé a voulu vous dérober à votre propre regard pour jouir seul du spectacle. Il y a réussi cinq années durant. Hélas, cher Capitaine, les meilleures choses ont une fin. Les pires hantises se réalisent. Il va falloir partager le trésor avec beaucoup d'autres gens, dont le trésor lui-même – charité bien ordonnée… Hazel, en l'honneur de votre anniversaire, je vous offre à vos yeux.

Françoise empoigna la jeune fille par les épaules et la jeta devant la psyché. La pupille, tel un satellite, entra dans le champ d'attraction du miroir et en devint aussitôt prisonnière: elle venait de rencontrer son image.

Vêtu d'une chemise de nuit blanche et de longs cheveux épars, le reflet était d'une fée. Son visage était celui qui revient une ou deux fois par génération et qui obsède le cœur humain jusqu'à l'oubli de sa misère. Découvrir une telle beauté, c'était guérir de tous ses maux pour contracter aussitôt une maladie plus grave encore et que la Mort en personne ne rend pas plus supportable. Celui qui la voyait était sauvé et perdu.

Quant à ce que pouvait ressentir celle qui se découvrait telle, nul ne le saura jamais, à moins d'être elle.

Hazel finit par cacher son visage derrière ses mains en balbutiant:

– J'avais raison: qu'y a-t-il de plus effrayant qu'un miroir?

Elle s'évanouit.

Françoise s'empressa de la ranimer.

– Reprenez-vous! Vous tomberez dans les pommes quand nous serons hors de danger.

– Ce qui m'arrive est tellement ahurissant. J'ai l'impression d'avoir été assommée.

– C'est un sacré choc, en effet.

– Plus que vous ne l'imaginez. Je me souviens de moi avant le bombardement: je n'étais pas… comme ça. Que s'est-il passé?

– Il s'est passé que vous êtes sortie de l'adolescence.

La jeune fille restait inerte, incrédule. L'infirmière se mit à réfléchir à haute voix:

– A présent, il va falloir débattre d'un plan de campagne. Mieux vaut ne pas attendre que les sbires se réveillent. L'idéal serait que nous trouvions une arme. Où diable pourrait-il y en avoir une dans cette maison?

Loncours rugit derrière son bâillon. Il montra la psyché avec son menton.

– Qu'essayez-vous de me dire? demanda Mlle Chavaigne. Qu'un miroir est une arme?

Il fit non de la tête et continua à désigner la glace. Françoise la retourna: un pistolet y était accroché. Elle s'en empara et vérifia qu'il était chargé.

– Bonne idée, de ranger ensemble les objets dangereux. Si vous nous révélez si aisément vos cachettes, c'est que vous voulez coopérer. Je vais donc vous enlever le bâillon: au moindre cri, je vous assure que je n'hésiterai pas à tirer.

Elle retira la chemise de sa bouche. Il respira et dit:

– Vous n'avez rien à craindre. Je suis de votre côté.

– Dites plutôt que vous êtes notre otage. Le jour où j'aurai confiance en vous ne risque pas d'arriver. Vous m'avez séquestrée, vous m'avez menacée de mort…

– J'avais alors à perdre. Plus maintenant.

– Hazel est encore sous votre toit.

– Oui, mais elle sait. Je l'ai perdue.

– Vous pourriez être tenté de la garder par la force.

– Non. Contrairement à ce que vous pensez, je n'aime pas contraindre. Pendant ces cinq années merveilleuses, j'ai gardé Hazel par la ruse: l'avoir par violence ne me tente pas. Je suis un délicat.