– Enlevés sur place.
– Et les courges?
– Il faudra les donner aux cochons.
– Et les melons, les carottes, les céleris, les pommes de terre?
Bref, une heure de temps, ce fut un brouhaha, rien que sur le jardinage.
Moi, je vidais mon assiette et je ne soufflais mot.
Lorsqu’ils eurent tout dit, mon vis-à-vis me fait:
– Et vous, jeune homme, s’il n’y a pas indiscrétion, êtes-vous dans le jardinage? Vous n’en avez pas l’air.
– Moi, non… je suis venu à Nîmes, répondis-je timide- ment, pour passer bachelier.
– Bachelier! Batelier! fit toute la tablée. Comment a-t-il dit ça?
– Eh! oui, hasarda l’un d’eux, je crois qu’il a dit «batelier»: il doit être venu, oui, c’est cela, pour passer le bac!…Pourtant il n’y a pas de Rhône à Nîmes!
– Allons donc, tu as mal compris, fit un autre, ne vois-tu pas que c’est un conscrit, qui vient passer à la «batterie»?
Je me mis à rire, et, prenant la parole, j’expliquai de mon mieux ce que c’était qu’un bachelier.
– Quand nous sortons des écoles, leur dis-je, que nos maîtres nous ont appris… tout: le français, le latin, le grec, l’histoire, la rhétorique, les mathématiques, la physique, la chimie, l’astronomie, la philosophie, que sais-je? tout ce que vous pouvez vous imaginer, alors on nous envoie à Nîmes, où des messieurs très savants nous font subir un examen…
– Oui! comme quand nous allions, nous autres, au catéchisme, et qu’on nous demandait: Êtes-vous chrétien?
– C’est cela. Ces savants nous questionnent sur toutes sortes de mystères qu’il y a dans les livres; et, si nous répondons bien, ils nous nomment bacheliers, grâce à quoi nous pouvons être notaires, médecins, avocats, contrôleurs, juges, sous-préfets, tout ce que nous voudrez.
– Et si vous répondez mal?
– Ils nous renvoient au «banc des ânes»… On a fait aujourd’hui, parmi nous, le premier triage; mais c’est demain matin que nous passerons à l’étamine.
– Oh! coquin de bon sort! cria toute la tablée, nous voudrions bien y être, pour voir si vous passerez ou si vous resterez au trou… Et que va-t-on vous demander, par exemple, voyons?
– Eh bien! on nous demandera, je suppose, les dates de toutes les batailles qui se sont livrées dans le monde depuis que les hommes se battent: les batailles des Juifs, les batailles des Grecs, les batailles des Romains, celles des Sarrasins, des Allemands, des Espagnols, des Français, des Anglais, des Polonais et des Hongrois… Non seulement les batailles, mais encore les noms des généraux qui commandaient, les noms des rois, des reines, de tous leurs ministres, de tous leurs enfants et même de leurs bâtards!
– Oh! tonnerre de nom de nom! mais quel intérêt y a-t-il à vous faire rappeler tout ce qui s’est passé du temps et depuis le temps que saint Joseph était garçon? Il ne semble pas possible que des hommes pareils s’occupent de telles vétilles! On voit bien là qu’ils n’ont pas autre chose à faire. S’il leur fallait, comme nous, aller tous les matins retourner la terre à la bêche, je ne crois pas qu’ils s’amusassent à parler des Sarrasins ou des bâtards du roi Hérode… Mais allons, continuez…
– Non seulement les noms des rois, mais encore les noms de toutes les nations, de toutes les contrées, de toutes les montagnes et de toutes les rivières… et, à propos des rivières, il faut dire d’où elles sortent et où elles vont se jeter.
– Que je vous interrompe, dit le Remontrant, un jardinier de Château-Renard qui parlait du gosier, ils doivent donc vous demander d’où sourd la Fontaine de Vaucluse? En voilà une d’eau! On conte qu’elle a sept branches, qui, toutes, portent bateau. Je me suis laissé dire qu’un berger dans le gouffre d’où elle sort de terre, laissa tomber son bâton, et qu’on le retrouva à sept bonnes lieues de là, dans une source de Saint Rémy… Est-ce vrai ou non?
– Tout ça peut-être… Ensuite, il nous faut savoir les noms de toutes les mers qu’il y a sous la «chape du soleil».
– Pardon, si je vous interromps! dit encore le Remontrant. Savez-vous comment il se fait que la mer soit salée?
– Parce qu’elle contient du sulfate de magnésie, du chlorure…
– Oh! que non! un poissonnier – tenez, qui était du Martigue, – m’assura que ça venait des bâtiments chargés de sel qui y ont fait naufrage depuis tant et tant d’années!
– Si ça vous plaît, à moi aussi… On nous demande comment se forme la rosée, la pluie, la gelée blanche, l’orage, le tonnerre…
– Pardon, si je vous interromps! reprit le Remontrant; pour la pluie, nous savons bien que les nuages, dans des outres, vont la chercher à la mer. Mais, la foudre, est-ce vrai qu’elle est ronde comme un panier?
– Cela dépend, lui répliquai-je. On nous demande aussi l’origine du vent, et ce qu’il fait de chemin à l’heure, à la minute, à la seconde…
– Que je vous interrompe! fit encore le Remontrant, vous devez donc savoir, jeune homme, d’où sort le mistral? J’ai toujours entendu dire qu’il sortait d’un rocher troué et que, si on bouchait le trou, il ne soufflerait jamais plus, le sacré mangeur de fange! C’en serait une, celle-là, d’invention!
– Le gouvernement s’y oppose, dit un Barbentanais; si n’était le mistral, la Provence serait le jardin de la France! Et qui nous tiendrait? Nous serions trop riches.
Je repris:
– On nous interroge sur le règne animal, sur les oiseaux, sur les poissons, jusque sur les dragons.
– Attendez, attendez, cria le Remontrant, les mains levées, et la Tarasque? n’en parlent-ils pas, les livres? Certains prétendent que ce n’est qu’une fable; pourtant j’ai vu sa tanière, moi, à Tarascon, derrière le Château, le long du Rhône. On sait d’ailleurs parfaitement qu’elle est enterrée sous la Croix-Couverte.
Et je repris pour en finir:
– On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et la distance des étoiles, combien de milliers de lieues séparent la terre du soleil.
– Celle-là ne passe pas, cria le Palamard de Noves, qui est-ce qui va là-haut pour mesurer les lieues? Vous ne voyez donc pas que les savants se moquent de nous: qu’ils voudraient nous faire accroire que les pigeonneaux tètent? Une jolie science que de vouloir compter les lieues du soleil à la lune: qu’est-ce que cela peut bien nous faire? Ah! si vous me parliez de connaître la lune pour semer le céleri, ou bien d’ôter les poux des fèves ou de guérir le mal des porcs, je vous dirais: voilà une science, mais tout ce que nous conte ce garçon, c’est des fariboles.
– Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce jeune dégourdi en a plus oublié peut-être que tout ce que tu peux savoir… C’est égal, mes amis, il faut une fameuse tête pour pouvoir y serrer tout ce qu’il nous a dit!
– Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez comme il est pâlot! On voit bien que la lecture, allez, ça ne fait pas du bien. S’il avait passé son temps à la queue de la charrue, il aurait assurément plus de couleur que ça… Puis, à quoi sert d’en savoir tant?
– Moi, fit alors le Rond, je n’ai été, en fait d’école, qu’à celle de M. Bêta! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie que s’il m’avait fallu faire entrer dans le «coco» la cent millième part de ce qu’on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu, voyez-vous, prendre la mailloche et les coins et me taper sur la caboche. Inutile! les coins se seraient épointés.
– Eh bien! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous ce qu’il faut faire? Quand nous allons à quelque fête, où l’on fait courir les taureaux, soit qu’il y ait de belles luttes il nous arrive souvent de rester un jour de plus pour voir qui enlèvera le prix ou la cocarde… Nous sommes à Nîmes: voilà un gars de Maillane qui, demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce soir, messieurs, couchons à Nîmes et demain nous saurons au moins si notre Maillanais a passé bachelier.
– Ça va! dirent les autres, de toutes les façons la journée est perdue: allons, il faut voir la fin.