Les voisins assez effrayés voulurent voir aussi ce qui se passait là; et les plus courageux, armés de fourches et de fusils, vinrent tour à tour coucher dans la maison de Claudillon. Mais sitôt la lampe éteinte, le maudit remuement avait lieu de nouveau; les parchemins se maniaient – et on ne pouvait jamais voir d’où provenait le bruit.
Les veilleurs, en se signant, disaient bien les paroles qu’on adresse aux revenants pour les exorciser:
– Si tu es bonne âme, parle-moi!
– Si tu es mauvaise, disparais!
Cela ne leur faisait pas plus qu’une pâtée de son aux chats, et le bruit s’entendait toujours la même chose; et au four, au moulin, aux lavoirs à la veillée, on ne parlait que des revenants.
– Si l’on pouvait, disaient les gens, savoir qui est-ce qui revient, en faisant prier pour elle, la pauvre âme, bien sûr, entrerait en repos.
– Eh! fit la grosse Alarde, qui voulez-vous que ce soit? ce ne peut être que Claudillon… Le pauvre Claudillon, n ayant pas laissé d’enfants, n’aura pas eu de service, et l’âme du défunt certainement doit être en peine.
– C’est cela, conclut-on, Claudillon doit être en peine.
Et aussitôt les femmes, entre voisines et liard à liard ramassèrent de quoi faire dire une messe au pauvre Claudillon. Le prêtre dit la messe; il fit pour Claudillon les prières voulues, et quelques Maillanais de bonne volonté retournèrent voir, la nuit, s’il y avait toujours hantise.
Hantise de plus en plus: c’était un remuement de papiers, de parchemins, qui faisait dresser les cheveux! et chacun ajoutait la sienne: au haut de l’escalier on avait trouvé une botte, une botte toute cirée: d’autres avaient aperçu, par le trou de l’évier, un spectre entouré de flammes qui descendait de la cheminée! Isabeau la boisselière conta que le matin, en faisant la chasse aux puces, elle trouvait sur son corps des bleus – qui sont des pinçons des morts; et Nanon de la Veuve assurait que, la nuit, on l’avait tirée par les pieds.
Les hommes, le dimanche, près du puits de la Place, s’entretenaient tous de la chose et disaient:
– Claudillon, le pauvre Claudillon, était pourtant un brave homme: il n’est pas croyable que ce soit lui.
– Mais alors qui serait-ce?
Le grand Charles, un pince-sans-rire que tout le monde respectait, car il les dominait tous, autant par la stature de son corps de géant, que par l’aplomb de sa parole, dit après avoir toussé:
– N’est-ce pas clair? Du moment qu’on remue des papiers, ce doit être des notaires.
Tout le monde s’écria:
– Le grand Charles a raison, ce doit être des notaires puisqu’ils remuent des papiers: – et tenez, ajouta le vieux Maître Ferrut, je m’en souviens maintenant, cette maison s’était vendue, dans ma jeunesse, au tribunal; elle venait d’un héritage où l’on avait plaidé, vingt ans peut-être, à Tarascon; et tant grattèrent les notaires, les avocats, les procureurs, que ma, foi, tout se mangea… Parbleu, ces gens doivent brûler comme des chaufferettes; et rien d’étonnant qu’ils reviennent fureter dans les actes et les écrits qu’ils ont passés.
– Ce sont des notaires! ce sont des notaires! L’on n’entendait plus que cela dans les rues de Maillane. Les Maillanais n’en dormaient plus et, lorsqu’ils en parlaient, en avaient la chair de poule.
– Ha! nous le verrons bien, si ce sont des notaires! dit flegmatiquement M. Jérôme le moulinier de soie.
Feu mon oncle Jérôme avait servi dans les Dragons où il fut brigadier, au temps de Bonaparte, et il portait fièrement au haut du nez, la glorieuse balafre d’un beau coup de bancal qu’un hussard allemand, à la bataille d’Austerlitz, ne lui donna pas pour rire. Acculé près d’un mur, il s’était défendu seul contre vingt cavaliers qui le sabraient, jusqu’à ce qu’il tombât, la face coupée en deux par un revers de lame. Ce fait lui avait valu une pension de sept sous par jour, dont il avait tout juste pour le tabac qu’il prisait.
Il était, cet oncle Jérôme, le plus fameux chasseur à la pipée que j’aie connu. Peu lui importaient les affaires, la famille, le négoce: quand venait la saison, tous les matins, il partait en chasse. Sa pincette dans une main, portant sur les épaules la grande cage de verdure sous laquelle il se cachait, lorsqu’il traversait des chaumes, on aurait dit un arbre en marche. Et il ne revenait jamais sans avoir attrapé trois ou quatre douzaines de culs-blancs ronds de graisse, dont il se régalait avec M. Chabert, ancien chirurgien de l’armée d’Espagne, qui avait vu Madrid avec le roi Joseph. On débouchait alors le vin de Frigolet et, nargue du souci, ils buvaient à la santé des Espagnoles et des Hongroises.
Mais bref, M. Jérôme chargea ses pistolets et, tranquille comme quand il allait à la pipée, il vint, à la nuit close, se blottir dans la maison du pauvre Claudillon. Muni d’une lanterne sourde, qu’il recouvrit de son manteau, il s’étendit là sur deux chaises, attendant que les «notaires» remuassent leurs papiers.
Tout à coup, frou-frou! cra-cra! voilà les papiers qui se froissent, et que voit-il? deux rats, deux gros rats qui s’enfuient là-haut sous la soupente.
Car dans cette maison, comme on en voit dans beaucoup d’autres, il y avait, pour recouvrir l’escalier, une soupente.
M. Jérôme monta sur une chaise, et sur le plancher du réduit trouva tout bonnement des feuilles de vigne sèches.
Le pauvre Claudillon, avant que de mourir, avait, parait-il, rentré ses raisins et les avait étendus sur les ais de la soupente, en un lit de feuilles de vigne. Lorsqu’il fut mort, les rats mangèrent les raisins et, les raisins finis, ces lurons, toutes les nuits, venaient fureter sous les feuilles, pour y ronger les grains qu’il pouvait y avoir encore.
Mon oncle enleva les feuilles et s’en revint coucher. Le lendemain matin, lorsqu’il alla sur la place:
– Eh bien! monsieur Jérôme, lui dirent les paysans, vous avez l’air quelque peu pâle! les notaires sont revenus?
M. Jérôme répondit:
– Vos notaires, c’était un couple de rats qui remuaient des feuilles au-dessus de la soupente, des feuilles de vigne sèches.
Un immense éclat de rire prit les bons Maillanais; et, depuis ce jour-là, les gens de mon village n’ont plus cru aux revenants.
CHAPITRE IX: LA RÉPUBLIQUE DE 1848
La vieille Riquelle. – Mon père nous raconte l’ancienne Révolution. – La déesse Raison. – Le père du banquier Millaud. – Les républicains de Provence. – Le Thym. – Le carnaval. – Les remontrances paternelles. – M. Durand-Maillane. – Les machines agricoles. – Les moissons d’autrefois. – Les trois beaux moissonneurs.
Cet hiver-là, les gens étant unis, tranquilles et contents, car les récoltes ne se vendaient pas trop mal et l’on ne parlait plus, grâce à Dieu, de politique, il s’était organisé, dans notre pays de Maillane, en manière d’amusement, des représentations de tragédies et de comédies; et je l’ai déjà dit, avec toute l’ardeur de mes dix-sept ans, j’y jouais mon petit rôle. Mais sur ces entrefaites, vers la fin de février, adieu la paix bénie! éclata la Révolution de 1848.
A l’entrée du village, dans une maisonnette de pisé, dont une treille ombrageait la porte, demeurait à cette époque une bonne vieille femme qu’on appelait Riquelle. Habillée à la mode des Arlésiennes d’autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la tête et sur cette coiffe un chapeau à larges bords, plat et en feutre noir. De plus, un bandeau de gaze, espèce de voilette blonde attachée sous le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille et de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignée et diserte en paroles, on voyait qu’elle avait dû être jadis une élégante.