– Mais, répondis-je, cette République-ci ne veut pas faire de mal; on vient d’abolir la mort en matière politique. Au gouvernement provisoire figurent les premiers de France, l’astronome Arago, le grand poète Lamartine, et les prêtres bénissent les arbres de la liberté… D’ailleurs, mon père, si vous me permettez de vous le demander, n’est-il pas vrai qu’avant 1789 les seigneurs opprimaient un peu trop les manants?
– Oui, fit mon brave père, je ne conteste pas qu’il y eut des abus, de gros abus… Je vais t’en citer un exemple: Un jour, je n’avais pas plus de quatorze ans, peut-être, je venais de Saint-Remy, conduisant une charretée de paille roulée en trousses, et, par le mistral qui soufflait, je n’entendais pas la voix d’un monsieur dans sa voiture qui venait derrière moi et qui criait paraît-il, pour me faire garer. Ce personnage, qui était, ma foi, un prêtre noble (on l’appelait M. de Verclos) finit par passer ma charrette et, sitôt vis-à-vis de moi, il me cingla un coup de fouet à travers le visage, qui me met tout en sang. Il y avait, tout près de là, quelques paysans qui bêchaient: leur indignation fut telle que, mon ami de Dieu, malgré que la noblesse fût alors sacrée pour tous, à coups de mottes, ils l’assaillirent, tant qu’il fut à leur portée. Ah! je ne dis pas non, il y en avait de mauvais, parmi ces «Ci-devant» et la Révolution, à ses premiers débuts, nous avait assez séduits… Seulement, peu à peu, les choses se gâtèrent et, comme toujours, les bons payèrent pour les méchants.
Cela suffit pour vous montrer l’effet produit sur moi, et dans nos villages par les événements de 1848. Dès l’abord, on aurait dit que le chemin était uni. Pour les représenter, dans l’Assemblée Nationale, les Provençaux, pleins de sagesse, avaient parmi les bons envoyé les meilleurs: des hommes comme Berryer, Lamartine, Lamennais, Béranger, Lacordaire, Garnier-Pagès, Marie et un portefaix poète qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les sectaires endiablés, bientôt empoisonnèrent tout. Les Journées de Juin avec leurs tueries, leurs massacres, épouvantèrent la nation. Les modérés se refroidirent, les enragés s’envenimèrent; et sur mes jeunes rêves de république platonique une brume se répandit. Heureusement qu’une éclaircie versait, à cette époque, ses rayons autour de moi. C’était le libre espace de la grande nature, c’était l’ordre, la paix de la vie rustique; c’était, comme disaient les poètes de Rome, le triomphe de Cérès au moment de la moisson.
Aujourd’hui que les machines ont envahi l’agriculture, le travail de la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa noble allure d’art sacré. Maintenant, les moissons venues, vous voyez des espèces d’araignées monstrueuses, des crabes gigantesques appelés “moissonneuses» qui agitent leurs griffes au travers de la plaine, qui scient les épis avec des coutelas, qui lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons tombées, d’autres monstres à vapeur, des sortes de tarasques, les «batteuses» nous arrivent, qui dans leurs trémies engloutissent les gerbes, en froissent les épis, en hachent la paille, en criblent le grain. Tout cela à 1’américaine, tristement, hâtivement, sans allégresse ni chansons, autour d’un fourneau de houille embrasée, au milieu de la poussière, de la fumée horrible, avec l’appréhension, si l’on ne prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre. C’est le Progrès, la herse terriblement fatale, contre laquelle il n’y a rien à faire ni à dire: fruit amer de la science, de l’arbre de la science du bien comme du mal.
Mais au temps dont je parle on avait conservé encore tous les us, tout l’apparat de la tradition antique.
Dès que les blés à demi-mûrs prenaient la couleur d’abricot, un messager partait de la commune d’Arles, et parcourant les montagnes, de village en village, il criait à son de trompe: «On fait savoir qu’en Arles les blés vont être mûrs.»
Aussitôt, les Gavots, se groupant trois par trois, avec leurs femmes, avec leurs filles, leurs mulets ou leurs ânes, y descendaient en bandes pour faire les moissons. Un couple de moissonneurs, avec un jeune gars ou une jeune fille pour mettre en gerbes les javelles, composaient une solque. Les hommes se louaient par chiourmes de tant de solques, selon la contenance des champs qu’ils prenaient à forfait. En tête de la chiounne marchait le capoulié, qui faisait la trouée dans les pièces de blé; le balle organisait la marche du travail.
Comme au temps de Cincinnatus, de Caton et de Virgile, on moissonnait à la faucille falce recurva, les doigts de la main gauche protégés par des doigtiers en tuyaux de roseau ou canne de Provence, pour ne pas se blesser en coupant le froment. A Arles, vers la Saint-Jean, sur la place des Hommes on voyait des milliers de ces tâcherons de moisson, les uns debout, avec leur faucille attachée dans un carquois qu’ils nommaient la badoque et pendue derrière le dos, les autres couchés à terre en attendant qu’on les louât.
Dans la montagne, un homme qui n’avait jamais fait les moissons en terre d’Arles avait, dit-on, de la peine pour trouver à se marier, et c’est sur cet usage que roule l’épopée des Charbonniers, de Félix Gras.
Une année portant l’autre, nous louions dans notre Mas sept ou huit solques. Le beau remue-ménage, quand ce monde arrivait! Toutes sortes d’ustensiles spéciaux à la moisson étaient tirés de leurs réduits: les barillets en bois de saule, les énormes terrines, les grands pots de brocs à vin, toute une artillerie de poterie grossière qui se fabriquait à Apt. C’était une fête incessante, une fête surtout lorsqu’ils faisaient la chanson des Gavots du Ventoux.:
L’autre mercredi à Sault
Nous fûmes huit cents solques.
Les moissonneurs, au point du jour, après le capoulié qui leur ouvrait la voie dans les grandes emblavures où l’aiguail luisait sur les épis d’or, joyeux s’alignaient, dégainant leurs lames, et javelles de choir! Les lieuses, dont plus d’une le plus souvent était charmante, se courbaient sur les gerbes en jasant et riant que c’était plaisir de voir. Et puis, lorsque au levant, dans le ciel couleur de rose, le soleil paraissait avec sa gerbe de rayons, de rayons resplendissants, le capoulié, levant sa faucille dans l’air, s’écriait: «Un de plus!» et tous, de la faucille ayant fait le salut à l’astre éblouissant, en avant: sous le geste harmonieux de leurs bras nus, le blé tombait à pleine poigne. De temps en temps le baïle, se retournant vers la chiourme, criait: «La truie vient-elle? et la truie (c’était le nom du dernier de la bande) répondait: «La truie vient». Enfin, après quatre heures de vaillante poussée, le capoulié s’écriait: «Lave!» Tous se redressaient, s’essuyaient le front du revers de la main, allaient à quelque source laver le tranchant des faucilles et, au milieu des chaumes, s’asseyant sur les gerbes et répétant ce gai dicton:
Bénédicité de Crau,
Bon bissac et bon baril,
ils prenaient leur premier repas.
C’était moi qui, avec notre mulet Babache, leur apportais les vivres, dans les cabas de sparterie. Les moissonneurs faisaient leurs cinq repas par jour: vers sept heures, le déjeuner, avec un anchois rougeâtre qu’on écrasait sur le pain, sur le pain qu’on trempait dans le vinaigre et l’huile, le tout accompagné d’oignon, violemment piquant aux lèvres; vers dix heures le grand-boire, consistant en un œuf dur et un morceau de fromage; à une heure, le dîner, soupe et légumes cuits à l’eau; vers quatre heures le goûter, une grosse salade avec croûton frotté d’ail; et le soir le souper, chair de porc ou de brebis, ou bien omelette d’oignon appelé moissonienne. Au champ et tour à tour, ils buvaient au baril, que le capoulié penchait, en le tenant sur un bâton appuyé par un bout sur l’épaule du buveur. Ils avaient une tasse à trois ou un gobelet de fer-blanc, c’est-à-dire un par solque. De même, pour manger, ils n’avaient à trois qu’un plat, où chacun d’eux tirait avec sa cuiller de bois.
Cela me remémore le vieux Maître Igoulen, un de nos moissonneurs, de Saint-Saturnin-lès-Apt, qui croyait qu’une sorcière lui avait «ôté l’eau» et qui, depuis trente ans, n’avait plus goûté à l’eau ni pu manger rien de bouilli. Il ne vivait que de pain, de salade, d’oignon, de fromage et de vin pur. Lorsqu’on lui demandait la raison pour laquelle il se privait de l’ordinaire, le vieillard se taisait, mais voici le récit que faisaient ses compagnons.