Un jour, dans sa jeunesse, que sous une tonnelle Igoulen en compagnie mangeait au cabaret, passa sur la route une bohémienne, et lui, pour plaisanter, levant son verre plein de vin: «A la santé, grand’mère, lui cria-t-il, à la santé!» «Grand bien te fasse, répondit la bohémienne, et, mon petit, prie Dieu de ne jamais abhorrer l’eau».
C’était un sort que la sorcière venait de lui jeter.
Ce fut fini; à partir de là, Igoulen jamais plus ne put ingurgiter l’eau. Ce cas d’impression morale, que j’ai vu de mes yeux, peut s’ajouter, ce me semble, aux faits les plus curieux que la science aujourd’hui explique par la suggestion.
En arrière des moissonneurs venaient enfin les glaneuses, ramassant les épis laissés parmi les chaumes. A Arles on en voyait des troupes qui, un mois consécutif, parcouraient le terroir. Elles couchaient dans les champs, sous de petites tentes appelées tibaneou qui leur servaient de moustiquaires, et le tiers de leurs glanes, selon l’usage d’Arles, était pour l’hôpital.
Lecteur, voilà les gens, braves enfants de la nature, qui, je puis te le dire, ont été mes modèles et mes maîtres en poésie. C’est avec eux, c’est là, au beau milieu des grands soleils, qu’étendu sous un saule, nous apprîmes, lecteurs, à jouer du chalumeau dans un poème en quatre chants, ayant pour titre Les Moissons, dont faisait partie le lai de Margaï, qui est dans nos Iles d’Or. Cet essai de géorgiques, qui commençait ainsi:
Le mois de juin et les blés qui blondissent
Et le grand-boire et la moisson joyeuse,
Et de Saint Jean les feux qui étincellent,
Voilà de quoi parleront mes chansons…
Finissait par une allusion, dans la manière de Virgile, à la révolution de 1848.
Muse, avec toi, depuis la Madeleine,
Si en cachette nous chantons en accord,
Depuis le monde a fait pleine culbute:
Et cependant que noyés dans la paix,
Le long des ruisseaux nous mêlions nos voix
Les rois roulaient pêle-mêle du trône
Sous les assauts des peuples trop ployés
Et, misérables, les peuples se hachaient
Ainsi que les épis de blé sur l’aire.
Mais ce n’était pas là encore la justesse de ton que nous cherchions. Voilà pourquoi ce poème ne s’est jamais publié. Une simple légende, que nos bons moissonneurs redisaient tous les ans et qui trouve ici sa place comme la pierre à la bague, valait mieux, à coup sûr, que ce millier de vers.
Les froments, cette année-là, contait maître Igoulen, avaient mûri presque tous à la fois, courant le risque d’être hachés par une grêle, égrenés par le mistral ou brouïs par le brouillard, et les hommes, cette année-là, se trouvaient rares.
Et voilà qu’un fermier, un gros fermier avare, sur la porte de sa ferme était debout, inquiet, les bras croisés, et dans l’attente.
– Non, je ne plaindrais pas, disait-il, un écu par jour, un bel écu et la nourriture, à qui se viendrait louer.
Mais à ces mots le jour se lève, et voici que trois hommes s’avancent vers le Mas, trois robustes moissonneurs: l’un à la barbe blonde, l’un à la barbe blanche, l’un à la barbe noire. L’aube les accompagne en les auréolant.
– Maître, dit le capoulié (celui de la barbe blonde), Dieu vous donne le bonjour: nous sommes trois gavots de la montagne, et nous avons appris que vous aviez du blé mûr, du blé en quantité: maître, si vous voulez nous donner de l’ouvrage, à la journée ou à la tâche, nous sommes prêts à travailler.
– Mes blés ne pressent guère, le maître répondit; mais pourtant, pour ne pas vous refuser l’ouvrage, je vous baille, si vous voulez, trente sous et la vie. C’est bien assez par le temps qui court.
Or c’était le bon Dieu, saint Pierre avec saint Jean.
A l’approche des sept heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le déjeuner et, de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
A l’approche des dix heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le grand-boire et, de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
A l’approche de midi, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le dîner, et de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
A l’approche des quatre heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le goûter, et de retour au Mas:
– Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs?
– Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
– Ce sont là, dit le maître, ce sont de ces fainéants qui cherchent du travail et prient Dieu de n’en point trouver. Pourtant il faut aller voir.
Et cela dit, l’avare, pas à pas, vient à son champ, se cache dans un fossé et observe ses hommes.
Mais alors le bon Dieu fait ainsi à saint Pierre:
– Pierre, bats du feu.
– J’y vais, Seigneur, répond saint Pierre.
Et saint Pierre de sa veste tire la clé du paradis, applique à un caillou quelques fibres d’arbre creux et bat du feu avec la clé.
Puis le bon Dieu fait à saint Jean:
– Souffle, Jean!
– J’y vais, Seigneur, répond saint Jean.
Et saint Jean souffle aussitôt les étincelles dans le blé avec sa bouche; et d’une rive à l’autre un tourbillon de flamme, un gros nuage de fumée enveloppe le champ. Bientôt la flamme tombe, la fumée se dissipe, et mille gerbes tout à coup apparaissent, coupées comme il faut, comme il faut liées, et comme il faut aussi en gerbiers entassées.
Et cela fait, le groupe remet aux carquois les faucilles et au Mas lentement s’en revient pour souper, et tout en soupant:
– Maître, dit le chef des moissonneurs, nous avons terminé le champ… Demain pour moissonner, où voulez-vous que nous allions?
– Capoulié, répondît le maître avaricieux, mes blés, dont j’ai fait le tour, ne sont pas mûrs de reste. Voici votre payement; je ne puis plus vous occuper.
Et alors les trois hommes, les trois beaux moissonneurs, disent au maître: adieu! Et chargeant leurs faucilles rengainées derrière le dos, s’en vont tranquilles en leur chemin: le bon Dieu au milieu, saint Pierre à droite, saint Jean à gauche, et les derniers rayons du soleil qui se couche les accompagnent au loin, au loin.
Le lendemain le maître de grand matin se lève et joyeusement se dit en lui-même:
– N’importe! hier j’ai gagné ma journée en allant épier ces trois hommes sorciers; maintenant j’en sais autant qu’eux.
Et appelant ses deux valets, dont un avait nom Jean et l’autre Pierre, il les conduit à la plus grande des emblavures de la ferme. Sitôt arrivés au champ, le maître dit à Pierre:
– Pierre, toi, bats du feu.
– Maître, j’y vais, répliqua Pierre.
Et Pierre de ses braies tire alors son couteau, applique à un silex quelques fibres d’arbre creux et le couteau bat du feu. Mais le maître dit à Jean:
– Souffle, Jean!
– Maître, j’y vais, répliqua Jean.
Et Jean avec sa bouche souffle au blé les étincelles… Aïe! aïe! aïe! la flamme en langues, une flamme affolée, enveloppe la moisson; les épis s’allument, les chaumes pétillent, le grain se charbonne; et penaud, l’exploiteur, quand la fumée s’est dissipée, ne voit, au lieu de gerbes, que braise et poussier noir!