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A Saint-Remy, nous descendions chez les parents de Roumanille, Jean-Denis et Pierrette, de vaillants maraîchers qui exploitaient un jardin vers le Portail-du-Trou. Nous y dînions en plein air, à l’ombre claire d’une treille, dans les assiettes peintes qui sortaient en notre honneur, avec les cuillers d’étain et les fourchettes de fer; et Zine et Antoinette, les sœurs de notre ami, deux brunettes dans la vingtaine, nous servaient, souriantes, la blanquette d’agneau qu’elles venaient d’apprêter.

Un rude homme, tout de même, ce vieux Jean-Denis, le père de Roumanille. Il avait, étant soldat de Bonaparte (ainsi qu’assez dédaigneux il dénommait l’empereur), vu la bataille de Waterloo et racontait volontiers qu’il y avait gagné la croix.

– Mais, avec la défaite, disait-il, on n’y pensa plus.

Aussi, lorsque son fils, au temps de Mac-Mahon, reçut la décoration, Jean-Denis, fièrement, se contenta de dire:

– Le père l’avait gagnée, c’est le garçon qui l’a.

Et voici l’épitaphe que Roumanille écrivit sur la tombe de ses parents, au cimetière de Saint-Remy:

A JEAN-DENIS ROUMANILLE

JARDINIER, HOMME DE BIEN ET DE VALEUR (1791-1875)

A PIERRETTE PIQUET, SON ÉPOUSE,

BONNE, PIEUSE ET FORTE (1793-1895).

ILS VÉCURENT CHRÉTIENNEMENT ET MOURURENT

TRANQUILLES, DEVANT DIEU SOIENT-ILS!

Crousillat, de Salon, un dévot de la langue et des Muses de Crau, était assez souvent de ces réunions d’amis et c’est au lendemain d’une lecture poétique qu’il me gratifia du sonnet que je transcris:

J’entendis un écho de ta pure harmonie,

Le jour que nous pûmes, chez Roumanille,

Cinq trouvères joyeux, francs de cérémonie,

Manger, choquer le verre, chanter, rire en famille.

Mais quand finiras-tu de tresser ton panier,

Quand de nous attifer ta belle jeune fille?

Que je m’écrie content et jamais façonnier

Ta Mireille, ô Mistral, est une merveille!…

Si donc, comme le vent dont le nom te convient,

Fort est le souffle saint qui t’inspire, jeune homme,

Allons, au monde avide épanche les accents:

A tes flambants accords les monts vont s’émouvoir

Les arbres tressaillir, les torrents s’arrêter,

Comme aux sons modulés sur les lyres antiques.

On allait, en Avignon, à la maison d’Aubanel, dans la rue Saint-Marc (qui, aujourd’hui, porte le nom du glorieux félibre): un hôtel à tourelles, ancien palais cardinalice, qu’on a démoli depuis pour percer une rue neuve. En entrant dans le vestibule, on voyait, avec sa vis, une presse de bois semblable à un pressoir qui, depuis deux cents ans, servait pour imprimer les livres paroissiaux et scolaires du Comtat. Là, nous nous installions, un peu intimidés par le parfum d’église qui était dans les murs, mais surtout par Jeanneton, la vieille cuisinière, qui avait toujours l’air de grommeler:

– Les voilà encore!

Cependant, la bonhomie du père d’Aubanel, imprimeur officiel de notre Saint-Père le Pape, et la jovialité de son oncle le chanoine nous avaient bientôt mis à l’aise. Et venu le moment où l’on choque le verre, le bon vieux prêtre racontait.

– Une nuit, disait-il, quelqu’un vint m’appeler pour porter l’extrême-onction à une malheureuse de ces mauvaises maisons du préau de la Madeleine. Quand j’eus administré la pauvre agonisante, et que nous redescendions avec le sacristain, les dames, alignées le long de l’escalier, décolletées et accoutrées d’oripeaux de carnaval, me saluèrent au passage, la tête penchée, d’un air si contrit qu’on leur aurait donné, selon l’expression populaire, l’absolution sans les confesser. Et la mère catin, tout en m’accompagnant, m’alléguait des prétextes pour excuser sa vie… Moi, sans répondre, je dévalais les degrés; mais dès qu’elle m’eut ouvert la porte du logis, je me retourne et je lui fais:

– Vieille brehaigne! s’il n’y avait point de matrones, il n’y aurait pas tant de gueuses!

Chez Brunet, chez Mathieu (dont nous parlerons plus tard) nous faisions aussi nos frairies. Mais l’endroit bienheureux, l’endroit prédestiné, c’était, ensuite, Font-Ségugne, bastide de plaisance près du village de Gadagne, où nous conviait la famille Giéra: il y avait la mère, aimable et digne dame; l’aîné qu’on appelait Paul, notaire à Avignon, passionné pour la Gaie-Science; le cadet Jules, qui rêvait la rénovation du monde par l’œuvre des Pénitents Blancs; enfin, deux demoiselles charmantes et accortes: Clarisse et Joséphine, douceur et joie de ce nid.

Font-Ségugne, au penchant du plateau de Camp-Cabel; regarde le Ventoux, au loin, et la gorge de Vaucluse qui se voit à quelques lieues. Le domaine prend son nom d’une petite source qui y coule au pied du castel. Un délicieux bouquet de chênes, d’acacias et de platanes le tient abrité du vent et de l’ardeur du soleil.

«Font-Ségugne, dit Tavan (le félibre de Gadagne), est encore l’endroit où viennent, le dimanche, les amoureux du village. Là, ils ont l’ombre, le silence, la fraîcheur, les cachettes; il y a là des viviers avec leurs bancs de pierre que le lierre enveloppe; il y a des sentiers qui montent, qui descendent, tortueux, dans le bosquet; il y a belle vue; il y a chants d’oiseaux, murmure de feuillage, gazouillis de fontaine. Partout, sur le gazon, vous pouvez vous asseoir, rêver d’amour, si l’on est seul et, si l’on est deux, aimer.»

Voi1à où nous venions nous récréer comme perdreaux, Roumanille Giéra, Mathieu, Brunet, Tavan, Crousillat, moi et autres, Aubanel plus que tous, retenu sous le charme par les yeux de Zani (Jenny Manivet de son vrai nom), Zani l’Avignonnaise, une amie et compagne des demoiselles du castel.

«Avec sa taille mince et sa robe de laine, – couleur de la grenade, – avec son front si lisse et ses grands yeux si beaux, – avec ses longs cheveux noirs et son brun visage, – je la verrai tantôt, la jeune vierge, – qui me dira: «Bonsoir.» O Zani, venez vite!»

C’est le portrait qu’Aubanel, dans son Livre de l’Amour, en fit lui-même… Mais, à présent, écoutons-le, lorsque, après que Zani eut pris le voile, il se rappelle Font-Ségugne:

«Voici l’été, les nuits sont claires. – A Châteauneuf, le soir est beau. – Dans les bosquets la lune encore- monte la nuit sur Camp-Cabel. – T’en souvient-il? Parmi les pierres, – avec ta face d’Espagnole, – quand tu courais comme une folle, – quand nous courions comme des fous – au plus sombre et qu’on avait peur?

«Et par ta taille déliée – je te prenais: que c’était doux! – Au chant des bêtes du bocage, – nous dansions alors tous les deux. – Grillons, rossignols et rainettes – disaient, chacun, leurs chansonnettes; – tu y ajoutais ta voix claire… – Belle amie, où sont, maintenant, – tant de branles et de chansons?

«Mais, à la fin? las de courir, – las de rire, las de danser, – nous nous asseyions sous les chênes – un moment pour nous reposer; – tes longs cheveux qui s’épandaient. – mon amoureuse main aimait – à les reprendre; et toi, bonne, tu me laissais faire, tout doux, – comme une mère son enfant.»

Et les vers écrits par lui, au châtelet de Font-Ségugne, sur les murs de la chambre où sa Zani couchait.

«O chambrette, chambrette, – bien sûr que tu es petite, mais que de souvenirs! – Quand je passe ton seuil, je me dis: «Elles viennent!» – Il me semble vous voir, ô belles jouvencelles, – toi, pauvre Julia, toi, ma chère Zani! – Et pourtant, c’en est fait! – Ah! vous ne viendrez plus dormir dans la chambrette! – Julia, tu es morte! Zani, tu es nonnain!»

Vouliez-vous, pour berceau d’un rêve glorieux, pour l’épanouissement d’une fleur d’idéal, un lieu plus favorable que cette cour d’amour discrète, au belvédère d’un coteau, au milieu des lointains azurés et sereins, avec une volée de jeunes qui adoraient le Beau sous les trois espèces: Poésie, Amour, Provence, identiques pour eux, et quelques demoiselles gracieuses, rieuses, pour leur faire compagnie!