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Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on doublait l’attelage, on doublait, on triplait, et l’épaule à la roue, on dépêtrait la charrette… Nous voici à l’auberge. Au bruit des coups de fouet, l’hôtesse, la chambrière, et le valet d’écurie la lanterne à la main sortaient à la rencontre des charretiers crottés. On rentrait l’équipage; les bêtes dételées, les mangeoires garnies, on s’en venait souper.

Bénédiction de Dieu! avec trente sous par tête, on faisait, sur les routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes sur la table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et quand ils avaient bu, ils jetaient derrière eux la dernière goutte du verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c était l’usage, pour abreuver leurs bêtes et leur donner l’avoine; puis ils s’attablaient de nouveau pour le rôti. Nous y voilà! Et vous ne vouliez pas qu’ils chantent:

Le matin à son lever La soupe au fromage:

C’est là un friand manger,

Qui aime le laitage.

Puis, ça nous réveillera,

Un verre de ratafia,

Et le long de la route

La petite goutte!

Ils appelaient cela «tuer le ver». Ayant battu la pierre à feu, ils allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli menton de la gaie chambrière – qui attendait sur la porte, donnaient un tour de garrot à la liure du chargement, et derechef, en route!

Maintenant, s’il faut tout dire, la journée sur la route n’était pas toujours commode. Sans compter les fondrières avec la boue jusqu’aux moyeux, les montées à toute force, les descentes à enrayures, sans compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes à moustaches qui épiaient la plaque des charretiers endormis et dressaient, leurs verbaux, des fois, pour épargner ou gagner du chemin, il fallait brûler l’étape, c’est-à-dire passer devant l’auberge sans manger.

D’autres fois, deux charretiers, têtus comme leurs mulets, se rencontraient sur la voie: «Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux pas couper, capon?» Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui l’aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux! Alors de courir aux pieux, aux billots en bois d’yeuse; et il y avait sur la route des bagarres effroyables où, d’un coup de roulon, on vous décervelait un homme.

Pour la règle du train régnait pourtant un vieil usage qui était respecté de tous: le charretier dont le devant, la bête de devant, avait les quatre pieds blancs, à la montée comme à la descente, avait le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: «Qui a les quatre pieds blancs, comme on dit, peut passer partout.»

Enfin les charretiers arrivaient à Paris et allaient remiser à la Grand ’Pinte, quartier si populaire, disait mon père-grand, qu’avec un coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent mille hommes!

En arrivant à Paris, Usances nouvelles:

Des tailloles, n’y en a plus,

Culottes à bretelles.

Ce ne sont que franchimands

Qui attellent à l’envers

Et font tout au beurre…

Sur eux le tonnerre!

Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu! c’est là qu’ils s’appliquaient à faire claquer le fouet: c’était un éclat répété, un vacarme, un cliquetis qui ressemblait à la foudre.

– Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains leurs oreilles qui cornaient, les Provençaux arrivent! et marche, tron de l’air! crains-tu que la terre te manque?

Il faut dire qu’en ce temps, pour faire péter le fouet, les rouliers de Provence étaient les sans-pareils. Mangechair de Tarascon, dans l’affaire d’une lieue, en faisant les coups quadruples, avait consommé quatre livres de mèche. Maître Imbert de Beaucaire, rien que d’un coup de fouet, mouchait une chandelle sans l’éteindre! Le Puceron de Château-Renard débouchait une bouteille sans la jeter à terre; enfin le gros Charlon de la Pierre-Plantade, d’un coup de mèche de son fouet, vous déferrait, dit-on, un mulet des quatre pieds.

Bref, lorsque les rouliers avaient déchargé leurs voitures, serré le payement dans le ceinturon de cuir, rechargé pour Marseille et fait une tournée dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux ce dernier couplet:

Tiens, garçon, voilà pour toi,

Va mettre en cheville…

Mais l’hôtesse a répondu:

Moi qui suis jolie,

Moi qui te fais tant de bien,

Tu ne me donnes donc rien?

Par une caresse

Calme ma tendresse.

Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt jours, vingt-deux, vingt-quatre, au bruit régulier des grelots, ils retournaient dans la Provence, pour venir triompher, le jour de la Saint-Éloi, à la Charrette de Verdure:… Et alors au cabaret, en vouliez-vous des récits, avec des hâbleries et des mensonges gros comme le mont Ventoux! L’un, en voyageant de nuit, avait vu le falot du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s’était assis sur sa charrette, peut-être deux heures de chemin. Un autre, sur la route, avait trouvé une valise, qui pesait! Il devait y avoir dedans, pour le moins, cent mille francs… Mais un cavalier masqué était venu à bride abattue et l’avait réclamée au moment où notre homme la ramassait pour l’emporter. Un autre avait été arrêté à main armée; heureusement pour lui qu’il avait lié ses louis dans le boudin de son catogan, qui était de mode à cette époque, – et les voleurs à grandes barbes, avec stylets et pistolets doubles, eurent beau visiter et fouiller le caisson, ils n’y trouvèrent que le fiasque (bouteille clissée).

Un autre avait couché au pays des Polacres, qui en naissant ne sont pas chrétiens. Un autre avait passé au pays des Pelles de Bois. Il y en a qui croient, racontait-il, que les pelles de bois se font comme les sabots ou comme les cuillers, en taillant un morceau de bois. Mais c’est là une erreur. Les pelles de bois, qui servent pour remuer le blé, viennent sur des arbres toutes faites, comme ici les amandes et les caroubes. Quand nous y passâmes, messieurs, la récolte était rentrée et nous ne pûmes pas les voir. Mais nous nous laissâmes dire par des gens du pays que, lorsqu’elles sont sur les arbres, qu’elles vont être mûres et que le mistral souffle, elles font un tintamarre tel que celui des crécelles à l’office des Ténèbres.

Un autre affirmait avoir vu, à Paris, une princesse, une belle princesse qui avait un groin de porc; ses parents la promenaient d’une grande ville à l’autre et la faisaient voir, la pauvre, dans la lanterne magique et offraient des millions à celui qui l’épouserait.

– Sacré coquin de Goï! disait le vieux Brayasse, tout cela est beaucoup et tout cela n’est rien. Ce qui m’a le plus surpris, le plus épaté à Paris, je m’en vais vous le dire. Ici dans nos endroits, si quelqu’un parle français, c’est gens qui ont étudié, des bourgeois, des avocats, des commissaires de police, qui ont passé peut-être dix ans et plus dans les écoles… Mais là-haut, saprelotte! tous savent le français. Vous voyez des moutards qui n’ont pas encore sept ans, des mioches pas plus haut que ça, avec la mèche au nez, et qui parlent français comme de grandes personnes. Je ne sais comment diable ils font.

Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait conté encore. Seulement nous venions d’arriver au pont de Fourques, et au soleil levant s’épandaient devant nous, dans le delta des deux Rhônes, les immenses plaines basses de la lisière de Camargue.

Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous avions vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l’ai dit, était derrière nous accroupie avec sa mère et qui, toute riante et se débarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour comme une reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa chevelure cendrée qui regorgeait de la coiffe: un regard de sibylle quelque peu égaré, le teint délicat et clair, la bouche arquée, ouverte au rire, elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l’aiguail. Nous la saluâmes, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention à nous: