– Mère, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes?
– Ma fille, nous en sommes, peut-être bien, à neuf ou dix lieues.
– Y sera-t-il mon cadet? y sera t-il?
– Chut! mignonne.
Et avec un bâillement qui montra toutes ses dents, ses blanches dents de lait, la jouvencelle dit:
– Le temps me dure! j’ai une faim à n’y plus tenir… Dis, si nous déjeunions?
Et elle déploya aussitôt sur ses genoux un essuie-main de toile écrue; sa mère, d’un cabas sortit du pain, des figues, une orange, des dattes, un peu de cervelas et sans cérémonie se mirent à manger.
– Bon appétit leur dîmes-nous.
– Messieurs, à votre service, nous fit la gentille Alarde en plantant ses quenottes dans un grignon de pain.
– A condition, mademoiselle, que nous mêlerons nos vivres.
– Volontiers.
Mathieu, dans sa gibecière, avait apporté deux bouteilles de bon vin de la Nerthe. Il en déboucha une, et, après avoir pris chacun une bouchée, à tour de rôle, tous, Alarde, sa mère, moi, Mathien et le charretier, nous bûmes, l’un après l’autre, dans le même coco, et nous voilà en famille.
Puis pour nous déroidir, étant descendus un moment:
– Quelle est donc cette fille qui a si bonne façon? demandâmes-nous à Lamouroux.
– En la voyant, nous fit à demi-voix le charretier, vous ne diriez pas, n’est-ce pas, qu’elle a une fêlure? Et, pourtant, depuis trois mois que son «Cadet» l’a délaissée, il paraît qu’elle n’a plus, messieurs, la tête à elle.
– Quoi! cette jolie fille, abandonnée par son galant?
– Le gredin l’avait enlevée; ensuite il l’a plantée là, pour en aller voir une autre, laide comme péché, mais qui a beaucoup d’argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, – vous la voyez avec sa mère, – qui la conduit aux Saintes, la distraire de son rêve ou la guérir, si c’est possible.
– Pauvre petite!
Nous arrivions aux Jasses d’Albaron, où l’on fit une halte pour faire manger les bêtes dans le drap au fourrage, devant la roue de la charrette. Les filles de Beaucaire qui étaient avec nous, leurs têtes enrubannées de toutes les couleurs vinrent pendant ce temps faire une ronde autour d’Alarde:
Au branle de ma tante Le rossignol y chante:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, tournez-vous.
La belle s’est tournée,
Son beau l’a regardée:
Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
Belle, belle Alarde, embrassez-vous.
Et devant elle, la pauvrette partit, les bras levés, riant comme une folle et criant: Mon cadet! mon cadet! mon cadet!
Mais le ciel qui, depuis l’aube, était tacheté de nuées, se couvrait de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers Arles de grands nuages lourds qui obscurcissaient peu à peu toute l’étendue céleste. Les grenouilles, les crapauds coassaient dans les marais, et la longue traînée de notre caravane s’espaçait, se perdait dans les terrains a salicornes, dans les landes salées à plaques blanchissantes, sur un chemin mouvant, bordé de tamaris à floraison rosée. La terre sentait le relent. Des volées de halbrans, des volées de sarcelles et de canards sauvages criaient en passant sur nos têtes.
– Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous la pluie?
– Ha! l’homme répondait, les yeux en l’air et soucieux, une fois les nuages, dit-on, firent pleuvoir.
– Eh bien! nous serons jolies, si l’averse nous prend au milieu de la Camargue!
– Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les têtes.
Un gardien à cheval qui, le trident en main, ramenait ses taureaux noirs dispersés dans les friches, nous cria: «Vous serez mouillés!»
Les bruines commençaient; puis peu à peu la pluie s’y mit pour tout de bon, et l’eau de tomber. En rien de temps ces plaines basses furent transformées en mares. Et nous autres, assis sous la tente des charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux camargues, secouant leurs crinières et leurs longues queues flasques, gagner les levées de terre et les dunes sablonneuses. Et l’eau de tomber! La route, noyée par le déluge, devenait impraticable. Les roues s’embourbaient. Les bêtes s’arrêtaient. A la fin, à perte de vue, ce ne fut qu’un étang immense, et les charretiers dirent:
– Allons, il faut descendre! femmes, filles, à terre toutes, si vous ne voulez coucher au milieu des tamaris!
– Mais il faut donc marcher dans l’eau?
– Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon: car vous en avez besoin, et vos péchés diablement pèsent!
Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des rires, des cris aigus, chacun pour patauger se déchaussa et se troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les épaules à califourchon, et Mathieu, tendant le dos à la mère du tendron de notre charretée!
– Tenez, mettez-vous là brave femme, lui fit-il, je vous porterai à la chèvre-morte.
Celle-ci, une dondon qui avait peine à cheminer, ne dit non.
– Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l’œil, charge-toi d’Alarde, hein? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en temps.
Et du coup, sur le dos, sans plus de formalité nous primes chacun la nôtre, et tous les gars du pèlerinage ayant comme nous autres endossé chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce!
Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon cou, sentant ces bras frais et ronds, ces bras d’Alarde qui sur nos têtes tenait ouvert le parapluie, quand j’eus sur les deux hanches, les mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n’osait pas les serrer, je n’aurais pas donné (je l’avoue aujourd’hui encore), pas donné pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la pluie et le gâchis.
– Mon Dieu! répétait Alarde, si mon cadet me voyait ainsi! mon cadet qui ne me veut plus, mon beau cadet! mon beau cadet!
J’avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes, petits compliments, elle n’entendait pas et ne me voyait pas… Mais sa bouche haletait sur mon cou, sur mon épaule et je n’aurais eu vraiment qu’à tourner un peu la tête pour lui faire un baiser; sa chevelure effleurait la mienne; l’odeur tiède de sa chair, de sa chair jeune, m’embaumait; tremblante, sa poitrine était agitée sur moi; et, m’illusionnant comme elle qui était toute à son cadet, moi je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.
Au meilleur de mon rêve, Mathieu qui s’éreintait sous sa grosse maman, me dit: «Changeons un peu! je n’en puis plus, mon cher!» Et, au pied d’une agachole (c’est le nom qu’en Camargue on donne aux tamaris laissés en baliveaux) ayant fait pose tous les deux, Mathieu reprit la fille et moi hélas! la mère. Et c’est ainsi qu’on pataugea avec de l’eau jusqu a mi-jambes, durant plus d’une lieue, sans éprouver trop de fatigue, et tour à tour nous délassant de la façon que je vous dis, avec la rêverie d’une intrigue idéale.
A la longue pourtant, nous parvînmes en vue du château d’Avignon: la grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se ressuya; on remonta sur les charrettes et, par là, vers les quatre heures, nous vîmes tout à coup s’élever, dans l’azur de la mer et du ciel, avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux, ses contreforts, l’église des Saintes-Maries.
Il n’y eut qu’un cri: «O grandes Saintes!» car ce sanctuaire perdu, là-bas au fond du Vacarés, dans les sables du littoral, est, comme on dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe là, par sa grandeur harmonieuse, par sa voûte incommensurable, c’est cette ample surface de terre et de mer où l’œil, mieux que partout ailleurs, peut embrasser le cercle de l’horizon terrestre, l’orbis terrarum des anciens.
Et Lamouroux nous dit:
– Nous arriverons à temps pour descendre les châsses, car, messieurs, vous le savez, c’est nous, les Beaucairois, qui avons, avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente des Saintes.