Выбрать главу

– Dans les quinze louis.

– Je te donne cent écus.

– Va donc pour cent écus!

Voilà comment je louai le laboureur Jean Roussière, celui-là qui m’apprit l’air populaire de Magali: un luron jovial et taillé en hercule, qui, la dernière année que je passai au Mas, avec mon père aveugle, dans les longues veillées de notre solitude savait me garder d’ennui, en bon vivant qu’il était.

Fin laboureur, il avait toujours aux lèvres quelque chanson joyeuse:

«L’araire est composé

– de trente et une pièces;

– celui qui l’inventa

– devait en savoir long!

– Pour sûr, c’est quelque monsieur.»

Et naturellement adroit ou artiste, si l’on veut, quoi qu’il fît, soit le comble d’une meule de paille ou une pile de fumier, ou l’arrimage d’un chargement, il savait donner la ligne harmonieuse ou, comme on dit, le galbe. Seulement, il avait le défaut de son maître: il aimait quelque peu à dormir et à faire la méridienne.

Charmant causeur, du reste. Et il fallait l’entendre lorsqu’il parlait du temps où, sur le chemin de halage, il conduisait les grands chevaux qui remorquaient, attachées l’une à l’autre, les gabares du Rhône, à Valence, à Lyon.

– Croyez-vous, disait-il, qu’à l’âge de vingt ans, j’ai mené bravement le plus bel équipage des rivages du Rhône? Un équipage de quatre-vingts étalons, couplés quatre par quatre, qui traînaient six bateaux! Que c’était beau, pourtant, le matin, quand nous partions, sur les digues du grand fleuve, et que, silencieuse, cette flotte, lentement, remontait le cours de l’eau!

Et Jean Roussière énumérait tous les endroits des deux rives: les auberges, les hôtesses, les rivières, les palées, les pavés et les gués, d’Arles au Revestidou, de la Coucourde à l’Ermitage.

Mais son bonheur, mais son triomphe, à notre brave Rousseyron, c’était lors de la Saint-Éloi.

– A vos Maillanais, disait-il, s’ils ne l’ont pas vu encore, nous montrerons comment on monte une petite mule.

Saint-Éloi est, en Provence, la fête des agriculteurs. Par toute la Provence, les curés, comme vous savez, ce jour-là, bénissent les bêtes, ânes, mulets et chevaux, et les gens aux bestiaux font goûter le pain bénit, cet excellent pain bénit, parfumé avec l’anis et doré avec des œufs, qu’on appelle tortillades. Mais chez nous, ce jour-là, on fait courir la charrette, un chariot de verdure attelé de quarante ou cinquante bêtes, caparaçonnées comme au temps des tournois, harnachées de sous-barbes, de housses brodées, de plumets, de miroirs et de lunes de laiton, et on met le fouet à l’encan, c’est-à-dire qu’à l’enchère on met publiquement la charge de Prieur:

– A trente francs le fouet! à cent francs! à deux cents francs! Une fois, deux fois, trois fois!

Au plus offrant échoit la royauté de la fête. La Charrette Ramée va à la procession, avec la cavalcade de laboureurs allègres qui marchent fièrement, chacun près de sa bête, en faisant claquer son fouet. Sur la charrette, accompagnés d’un tambour et d’un fifre, les Prieurs sont assis. Sur les mulets, les pères enfourchent leurs petits qui s’accrochent heureux aux attelles des colliers. Les colliers, à leur chaperon, ont tous une tortillade (gâteau en forme de couronne) et un fanion en papier avec l’image de saint Éloi. Et, porté sur les épaules des Prieurs de l’an passé, le saint, en pleine gloire, tel qu’un évêque d’or, s’avance la crosse à la main.

Puis, la procession faite, la Charrette emportée par les cinquante mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon, avec les garçons de labour courant éperdument à côté de leurs bêtes, tous en corps de chemise, le bonnet sur l’oreille, aux pieds les souliers minces et la ceinture aux flancs.

C’est là que Jean Roussière, montant, cette année-là, notre mule «Falette» à la croupe d’amande, épata les spectateurs. Preste comme un chat, il sautait sur la bête, descendait, remontait, tantôt assis d’un seul côté, tantôt se tenant debout sur la croupe de la mule et tantôt sur son dos faisant le pied de grue, l’arbre fourchu ou la grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers arabes.

Le plus joli, c’est là que je voulais en venir, fut au repas de Saint-Éloi (car, après la charrette, les Prieurs paient le festin). Lorsqu’on eut mangé et bu et que le ventre plein, chaque convive dit la sienne, Roussière se leva et fit à la tablée:

– Camarades! vous voilà tout un peuple de pieds-poudreux et de bélîtres, qui faites la Saint-Éloi depuis mille ans peut-être et vous ne connaissez pas, j’en suis à peu près sûr, l’histoire de votre grand patron.

– Non, dirent les convives… N’était-il pas maréchal?

– Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.

Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel, la tortillade fine qu’il croquait à mesure, mon laboureur commença:

«Notre Seigneur Dieu le père, un jour, en paradis, était tout soucieux. L’enfant Jésus lui dit:

– Qu’avez-vous? père.

– J’ai, répondit Dieu, un souci qui me tarabuste… Tiens, regarde là-bas.

– Où? dit Jésus.

– Par là-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt: tu vois bien, dans ce village, vers le faubourg, une boutique de maréchal ferrant, une belle grande boutique?

– Je vois, je vois.

– Eh bien! mon fils, là est un homme que j’aurais voulu sauver: on l’appelle maître Éloi. C’est un gaillard solide, observateur fidèle de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable à n’importe qui, d’un bon compte avec la pratique, et martelant du matin au soir sans mal parler ni blasphémer… Oui, il me semble digne de devenir un rand saint.

– Et qui empêche? dit Jésus.

– Son orgueil, mon enfant. Parce qu’il est bon ouvrier, ouvrier de premier ordre, Éloi croit que sur terre nul n’est au-dessus de lui, et présomption est perdition.

– Seigneur Père, fit Jésus, si vous me vouliez permettre de descendre sur la terre, j’essaierais de le convertir.

– Va, mon cher fils.

Et le bon Jésus descendit. Vêtu en apprenti, son baluchon derrière le dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue où demeurait Éloi. Sur la porte d’Éloi, selon l’usage était l’enseigne, et l’enseigne portait: Éloi le maréchal, maître sur tous les maîtres, en deux chaudes forge un fer.

Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et, ôtant son chapeau:

– Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie: si vous aviez besoin d’un peu d’aide?

– Pas pour le moment, répond Éloi.

– Adieu donc, maître: ce sera pour une autre fois.

Et Jésus, le bon Jésus, continue son chemin. Il y avait, dans la rue, un groupe d’hommes qui causaient et Jésus dit en passant:

– Je n’aurais pas cru que dans une boutique telle, où il doit y avoir, ce semble, tant d’ouvrage, on me refusât le travail.

– Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment as-tu salué en entrant chez maître Éloi?

– J’ai dit comme l’on dit: «Dieu vous donne le bonjour, maître, et à la compagnie!»

– Ha! ce n’est pas ainsi qu’il fallait dire… Il fallait l’appeler maître sur tous les maîtres… Tiens, regarde l’écriteau.

– C’est vrai, dit Jésus, je vais essayer de nouveau.

Et de ce pas il retourne à la boutique.

– Dieu vous le donne bon, maître sur tous les maîtres! N’auriez-vous pas besoin d’ouvrier?

– Entre, entre, répond Éloi, j’ai pensé depuis tantôt que nous t’occuperions aussi… Mais écoute ceci pour une bonne fois: quand tu me salueras, tu dois m’appeler maître, vois-tu? sur tous les maîtres, car ce n’est pas pour me vanter, mais d’hommes comme moi, qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n’en a pas deux!