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Les médecins ne comprirent pas davantage ce nouvel état que le précédent: l'«apathie pathologique» s'était muée en «irritabilité pathologique» sans qu'aucune analyse n'explique le diagnostic. Ils préférèrent recourir à une sorte de bon sens populaire:

– C'est pour compenser les deux années précédentes. Votre enfant finira bien par se calmer.

«Si je ne l'ai pas jeté par la fenêtre auparavant», pensait la mère exaspérée.

Les tailleurs de la grand-mère furent prêts. Elle les mit dans une valise, passa chez le coiffeur et prit l'avion Bruxelles-Osaka qui, en 1970, effectuait le trajet en quelque vingt heures.

Les parents l'attendaient à l'aéroport. Ils ne s'étaient pas vus depuis 1967: le fils fut enlacé, la belle-fille fût congratulée et le Japon admiré.

En chemin vers la montagne, on parla des enfants: les deux aînés étaient merveilleux, le troisième était un problème. «On n'en veut plus!» La grand-mère assura que tout allait s'arranger.

La beauté de la maison l'enchanta. «Que c'est japonais!» s'exclama-t-elle en regardant la salle de tatami et le jardin qui, en ce mois de février, blanchissait déjà sous les pruniers en fleur.

Elle n'avait plus vu le frère et la sœur depuis trois années. Elle s'extasia des sept ans du garçon et des cinq ans de la fille. Elle demanda alors à être présentée au troisième enfant, qu'elle n'avait encore jamais rencontré.

On ne voulut pas l'accompagner dans l'antre du monstre: «C'est la première à gauche, tu ne peux pas te tromper.» De loin, on entendait des hurlements rauques. La grand-mère prit quelque chose dans son sac de voyage et marcha courageusement vers l'arène.

Deux ans et demi. Cris, rage, haine. Le monde est inaccessible aux mains et à la voix de Dieu. Autour de lui, les barreaux du lit-cage. Dieu est enfermé. Il voudrait nuire et n'y parvient pas. Il se venge sur les draps et la couverture qu'il martèle de coups de pied.

Au-dessus de lui, le plafond et ses fissures qu'il connaît par cœur. Ce sont ses seuls interlocuteurs, c'est donc à eux qu'il hurle son mépris. Visiblement, le plafond s'en fout. Dieu en est contrarié.

Soudain, le champ de vision se remplit d'un visage inconnu et inidentifiable. Qu'est-ce que c'est? C'est un humain adulte, du même sexe que la mère, semble-t-il. La première surprise passée, Dieu manifeste son mécontentement par un long râle.

Le visage sourit. Dieu connaît ça: on essaie de l'amadouer. Ça ne prend pas. Il montre les dents. Le visage laisse tomber des mots avec sa bouche. Dieu boxe les paroles au vol. Ses poings fermés rossent les sons et les mettent K.-O.

Dieu sait qu'après, le visage essaiera de tendre la main vers lui. Il a l'habitude: les adultes approchent toujours leurs doigts de sa figure. Il décide qu'il mordra l'index de l'inconnue. Il se prépare.

En effet, une main apparaît dans son champ de vision mais – stupeur! – il y a entre ses doigts un bâton blanchâtre. Dieu n'a jamais vu ça et en oublie de crier.

– C'est du chocolat blanc de Belgique, dit la grand-mère à l'enfant qu'elle découvre.

De ces mots, Dieu ne comprend que «blanc»: il connaît, il a vu ça sur le lait et les murs. Les autres vocables sont obscurs: «chocolat» et surtout «Belgique». Entre-temps, le bâton est près de sa bouche.

– C'est pour manger, dit la voix.

Manger: Dieu connaît. C'est une chose qu'il fait souvent. Manger, c'est le biberon, la purée avec des morceaux de viande, la banane écrasée avec la pomme râpée et le jus d'orange.

Manger, ça sent. Ce bâton blanchâtre a une odeur que Dieu ne connaît pas. Ça sent meilleur que le savon et la pommade. Dieu a peur et envie en même temps, il grimace de dégoût et salive de désir.

En un soubresaut de courage, il attrape la nouveauté avec ses dents, la mâche mais ce n'est pas nécessaire, ça fond sur la langue, ça tapisse le palais, il en a plein la bouche – et le miracle a lieu.

La volupté lui monte à la tête, lui déchire le cerveau et y fait retentir une voix qu'il n'avait jamais entendue:

– Cest moi! C'est moi qui vis! C'est moi qui parle! Je ne suis pas «il» ni «lui», je suis moi! Tu ne devras plus dire «il» pour parler de toi, tu devras dire «je». Et je suis ton meilleur ami: c'est moi qui te donne le plaisir.

Ce fut alors que je naquis, à l'âge de deux ans et demi, en février 1970, dans les montagnes du Kansai, au village de Shukugawa, sous les yeux de ma grand-mère paternelle, par la grâce du chocolat blanc.

La voix, qui depuis ne s'est jamais tue, continua à parler dans ma tête:

– C'est bon, c'est sucré, c'est onctueux, j'en veux encore! Je remordis dans le bâton en rugissant.

– Le plaisir est une merveille, qui m'apprend que je suis moi. Moi, c'est le siège du plaisir. Le plaisir, c'est moi: chaque fois qu'il y aura du plaisir, il y aura moi. Pas de plaisir sans moi, pas de moi sans plaisir!

Le bâton disparaissait en moi, bouchée par bouchée. La voix hurlait de plus en plus fort dans ma tête:

– Vive moi! Je suis formidable comme la volupté que je ressens et que j'ai inventée! Sans moi, ce chocolat est un bloc de rien. Mais on le met dans ma bouche et il devient le plaisir. Il a besoin de moi.

Cette pensée se traduisait par des éructations sonores de plus en plus enthousiastes. J'ouvrais des yeux énormes, je secouais les jambes de joie. Je sentais que les choses s'imprimaient dans une partie molle de mon cerveau qui gardait trace de tout.

Morceau par morceau, le chocolat était entré en moi. Je m'aperçus alors qu'au bout de la friandise défunte il y avait une main et qu'au bout de cette main il y avait un corps surmonté d'un visage bienveillant. En moi, la voix dit:

– Je ne sais pas qui tu es mais vu ce que tu m'as apporté à manger, tu es quelqu'un de bien.

Les deux mains soulevèrent mon corps du lit-cage et je fus dans des bras inconnus.

Mes parents stupéfaits virent arriver la grand-mère souriante qui portait une enfant sage et contente.

– Je vous présente ma grande amie, dit-elle, triomphante.

Je me laissai transbahuter de bras en bras avec bonté. Mon père et ma mère n'en revenaient pas de la métamorphose: ils étaient heureux et vexés. Ils questionnèrent la grand-mère.

Celle-ci se garda bien de révéler la nature de l'arme secrète à laquelle elle avait recouru. Elle préféra laisser planer un mystère. On lui supposa des dons de démonologie. Personne n'avait prévu que la bête se rappellerait son exorcisme.

Les abeilles savent, elles, que seul le miel donne aux larves le goût de la vie. Elles ne mettraient pas au monde d'aussi ardentes butineuses en les nourrissant de purée avec des petits carrés de viande. Ma mère avait des théories sur le sucre, qu'elle rendait responsable de tous les maux de l'humanité. C'est pourtant au «poison blanc» (ainsi le nommait-elle) qu'elle doit d'avoir un troisième enfant qui soit d'une humeur acceptable.

Je me comprends. A l'âge de deux ans, j'étais sortie de ma torpeur, pour découvrir que la vie était une vallée de larmes où l'on mangeait des carottes bouillies avec du jambon. J'avais dû avoir le sentiment de m'être fait avoir. A quoi bon se tuer à naître si ce n'est pour connaître le plaisir? Les adultes ont accès à mille sortes de voluptés, mais pour les enfançons, il n'y a que la gourmandise qui puisse ouvrir les portes de la délectation.

La grand-mère m'avait rempli la bouche de sucre: soudain, l'animal furieux avait appris qu'il y avait une justification à tant d'ennui, que le corps et l'esprit servaient à exulter et qu'il ne fallait donc pas en vouloir ni à l'univers entier ni à soi-même d'être là. Le plaisir profita de l'occasion pour nommer son instrument: il l'appela moi – et c'est un nom que j'ai conservé.

Il existe depuis très longtemps une immense secte d'imbéciles qui opposent sensualité et intelligence. C'est un cercle vicieux: ils se privent de volupté pour exalter leurs capacités intellectuelles, ce qui a pour résultat de les appauvrir. Ils deviennent de plus en plus stupides, ce qui les conforte dans leur conviction d'être brillants – car on n'a rien inventé de mieux que la bêtise pour se croire intelligent.