Le chef soupira.
— Trop tard, maintenant. Tu as tué, une fois de plus. Parce que tu es incapable de te contrôler. Parce que tu es malade.
Marianne reçut la flèche plein cœur. Elle croyait entendre les experts psychiatres du tribunal. Ils avaient peut-être raison, finalement.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ?
— Ce n’est pas nous qui décidons, rétorqua Justine d’une voix plus maîtrisée. Mais je crois que tu connais déjà la procédure, non ?
Marianne chercha les yeux bleus. Ils partageaient la même douleur en cet instant. Oubliée, Monique. Ils allaient être séparés. Pour toujours.
— Tu seras transférée dans un autre centre, continua la gardienne. Tu passeras devant un juge d’instruction et aux assises. Tu prendras dix ou quinze ans de plus.
— Je n’ai qu’une vie… Je ne pourrai jamais exécuter toutes ces peines…
— Tu devrais manger avant que ça ne soit froid, conclut simplement Justine.
Puis elle quitta le cachot. Alla verser ses larmes plus loin. Sans trop savoir pourquoi elle pleurait. Pour qui. Pour Monique, sans doute. Pour ses enfants, sa famille, sûrement. Pour Marianne, peut-être.
Daniel était toujours là. Assis sur la paillasse, il se tenait le front entre les mains. Assommé.
— Pardonne-moi, Daniel…
Il ne répondit pas. Ne leva même pas la tête. L’écouta juste sangloter.
— Ils vont venir ?
Enfin, il la regarda.
— Les matons… Ils vont venir pour la venger, pas vrai ?
— Non. Ça ne marche pas comme ça ici.
— Tu ne pourras pas les en empêcher. Ils viendront, je le sais. Et tu le sais aussi…
— Non ! répéta le chef en haussant le ton. Je ne les laisserai pas faire.
— De toute façon, c’est pas grave… Je préfère encore qu’ils me tuent…
— Tais-toi, Marianne. Tais-toi, je t’en prie…
Il eut du mal à se remettre debout. La dévisagea encore un instant. Avant de l’abandonner à la nuit dévoreuse d’espoir. Alors qu’il fermait la porte, il entendit encore sa voix derrière la cloison. Pardonne-moi, Daniel !
Il dut se tenir à la rampe pour trouver la force de remonter à la surface. Justine avait commencé la distribution des repas. Il passa par son bureau pour téléphoner à son épouse. Pour la prévenir qu’il ne rentrerait pas, cette nuit.
Il s’offrit une cigarette, se planta devant la fenêtre ouverte, respira avec l’avidité d’un asthmatique en manque d’oxygène. Il n’arrivait pas à savoir ce qui était le plus douloureux. Le décès d’une collègue, morte à la place d’une autre. La séparation qui s’annonçait. Définitive. Plus jamais ses yeux noirs. Plus jamais sa voix, sa peau contre la sienne. Plus jamais. Oui, c’était bien cela le plus dur à supporter. Une culpabilité foudroyante oppressa sa poitrine. Il aurait aimé pleurer, il n’y arrivait pas.
Sa cigarette se consuma entre ses doigts. Il perçut à peine la brûlure. Justine entra dans le bureau, il lâcha son mégot éteint dans un soubresaut.
— Tu peux rester, cette nuit ?
— Bien sûr, Daniel.
— Je vais rester aussi… Sanchez nous envoie du renfort dès demain matin. La distribution des repas est terminée ?
— Oui.
— Va manger, maintenant. Je vais rester en attendant que tu remontes du mess.
— OK… Tu… Tu ne te sens pas bien ?
— C’est rien, mentit Daniel.
Justine avait les larmes aux yeux. Il la serra dans ses bras. Juste ce qu’il fallait pour que la carapace se déchire. Il la laissa pleurer, tenta de ne pas l’imiter. Jusqu’à ce qu’elle soit délivrée, jusqu’à la prochaine crise. Il lui passa un Kleenex.
— Excuse-moi, fit-elle en se mouchant. Pour tout à l’heure, au mitard… Je sais pas ce qui m’a pris.
— Je comprends…
— J’ai conscience que Marianne n’a pas voulu la tuer, mais…
— Non, elle n’a pas voulu… Je savais qu’un jour il y aurait un drame. J’espérais parvenir à l’éviter. Je… Je n’ai pas réussi… J’ai échoué.
— NOUS avons échoué. Tu… Tu es triste parce que tu ne vas plus la voir, n’est-ce pas ?
Il ne répondit pas. Comme s’il passait aux aveux. Son regard un peu gris, comme une mer sous la tempête, la fixait avec une culpabilité touchante.
— Elle… Elle m’a confié un truc, un matin, balbutia Justine.
— Quel truc ?
— Qu’elle était amoureuse de toi… Je sais pas si elle te l’as dit, à toi. Alors, j’ai pensé que tu… Mais… J’aurais peut-être pas dû te le dire.
Bureau des surveillantes — 20 h 15
Daniel regardait couler le café. Goutte après goutte. Assis sur une chaise, le menton posé sur le dossier. Comme si son corps s’était vidé de son sang. Goutte après goutte.
Il ne songeait qu’à elle. Un étage plus bas, dans les oubliettes. Seule, abandonnée. Terrorisée, sûrement. En proie à ses démons de tueuse. Elle avait sans doute envie de ses bras pour la protéger. Comme il avait envie de ses yeux pour le réconforter. Mais il n’avait pas la force de la rejoindre. Ni même le droit, d’ailleurs. Aller la consoler alors que trois enfants pleuraient leur mère ?
Justine le fit sursauter, une nouvelle fois. Il se redressa sur la chaise.
— J’ai fait du café.
— Merci, fit la surveillante en se posant en face de lui. Tu es descendu la voir ?
— Non ! s’empressa-t-il de répondre.
— Je ne te le reprocherai pas…
Il remplit deux tasses.
— On a un problème, annonça Justine. Au mess, il y avait les surveillants de garde qui mangeaient… Ils m’ont demandé si on avait collé Marianne au mitard.
— Et alors ? interrogea Daniel qui pressentait le pire.
— Ils veulent lui filer une correction… Je leur ai dit qu’ils ne la toucheraient pas. Ils se sont énervés, m’ont demandé pourquoi je prenais la défense d’une fille qui venait de tuer ma collègue…
— Au final ?
— Ils ne m’ont plus adressé la parole. Tu crois que… Tu crois qu’ils vont mettre leurs menaces à exécution ?
Daniel serra les dents. Ses mâchoires sculptèrent son visage tendu.
— Ils savent que je reste cette nuit ?
— Oui.
— Alors, on a peut-être une chance pour qu’ils se tiennent tranquilles… Ils sont encore en bas ?
— Ils n’avaient pas fini leur repas quand je suis partie…
— Il y avait qui ?
Justine livra la liste des six matons de garde. La mine du chef s’assombrit. Mauvaise pioche.
— Je vais aller leur parler. Descends voir Marianne, s’il te plaît. J’aimerais que tu lui apportes ses cigarettes et une couverture…
— D’accord… Je vais lui descendre un café aussi. Je pense qu’elle en a besoin.
Daniel partit en direction du mess. Il fallait désamorcer la situation au plus vite. Avant l’explosion. Avant un nouveau drame. Il pressa le pas, apprit par cœur son texte.
Lorsqu’il poussa la porte de la cafétéria, tous les visages se tournèrent vers lui.
— Salut, les gars.
Ils répondirent tous, avec plus ou moins d’entrain. Daniel serra les mains de ceux qu’il n’avait pas vus, se confectionna un plateau léger et s’installa à côté de Ludovic.
— Désolé pour Monique, commença Portier en guise de condoléances.
Portier, un des gradés du quartier hommes. Drôle de nom pour un maton ! La quarantaine, comme lui. Impressionnant, comme lui. Sauf que les deux mètres, Portier les mesurait de tour de taille.