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— J’ai mal…

— Vous ne devriez pas la menotter, normalement ? Et lui attacher les chevilles ? Moi, je m’en fous… Mais je veux pas de problèmes, vous comprenez.

— Je pense que ce n’est pas nécessaire… Si problème il y a, il sera pour moi, assura le gradé. Inutile de la faire souffrir davantage.

— Vous savez qui lui a fait ça ?

Daniel hocha la tête. Le pompier n’insista pas et, tandis que le camion attendait l’ouverture des enceintes, il brancha Marianne à un attirail compliqué. Les battements de son cœur se reflétèrent en un tracé lumineux et sautillant sur l’écran noir. Il vérifia sa tension, décida de la mettre sous perfusion. Le camion était dans la rue, maintenant.

— Comment vous la trouvez ? reprit Daniel avec angoisse.

— Très jolie ! plaisanta le pompier.

Puis, face au regard anxieux du chef, il ajouta :

— Pas très en forme… Vous y êtes pas allé de main morte !

— Vous croyez vraiment que c’est moi qui ai fait une chose pareille ? s’indigna-t-il.

Le pompier fit non avec la tête. Marianne sortit une main de dessous le drap et la tendit en direction de Daniel. Il hésita. Le pompier donna son accord tacite, d’un simple sourire. Daniel attrapa la main de Marianne et la cala dans la sienne.

— Ça va aller, ma belle. Je suis là, ne t’inquiète pas…

Le secouriste fit mine de bidouiller l’écran de contrôle. Daniel embrassa le front brûlant de Marianne. Les secousses étaient violentes, les hommes s’accrochaient où ils pouvaient. Ils arrivèrent en ville, activèrent la sirène hurlante. Marianne ferma les yeux. Ses doigts lâchèrent ceux de Daniel.

— Marianne ?!

Le pompier se pencha sur elle.

— Ne vous inquiétez pas, chuchota-t-il. Elle a perdu connaissance, mais c’est à cause des calmants… Son cœur bat normalement.

Daniel caressa son front, il n’arrivait pas à s’empêcher de la toucher.

— On dirait que vous l’aimez bien, non ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? Elle a l’air si jeune…

— Elle l’est. Vingt et un ans.

— Qu’est-ce qu’elle fout en taule ?

— Elle purge sa peine.

Une secousse faillit projeter le chef sur le brancard. Il se tordit l’épaule, grimaça de douleur. Mais ça ne suffit pas à détourner la curiosité du soldat.

— Elle en a encore pour longtemps ?

— Très longtemps, résuma Daniel avec un nœud dans la gorge.

— Mais qu’est-ce qu’elle a bien pu commettre pour mériter ça ?

— Elle a tué.

Le pompier fixa le minois angélique de la victime.

— Tué ? Elle ? Tué qui ?

— Un flic, un vieux, une détenue et une surveillante de prison.

Le pompier effectua un rapide calcul mental, et encore, le chef n’avait pas compté Giovanna. Quatre victimes. Quatre vies fauchées par ce corps qui irradiait douleur et innocence. Dire qu’il avait failli se laisser attendrir par ce visage ! Le mal prend parfois des apparences trompeuses. Daniel lâcha la main de Marianne, à regret. Par convenance.

La discussion s’arrêta là. Le silence les accompagna jusqu’aux urgences.

Mercredi 29 juin — Centre hospitalier de M.

Elle ouvrit un œil, un seul. Le droit. La paupière gauche en grève. Trop enflée pour accepter de bouger. Elle tourna la tête sur le côté, poussa un gémissement guttural. Torticolis sévère, nuque façon puzzle en 3D. Un chevet blanc cassé, une carafe d’eau incrustée de calcaire. Et, juste derrière, un mur ; blanc cassé, lui aussi. Elle revint vers le plafond. Blanc cassé. Deuxième gémissement.

Cassée, Marianne. Et aussi blanche que les draps rêches.

Elle essaya l’autre côté. Tout aussi douloureux. Mais là, au moins, une fenêtre. Avec une grille. Des bâtiments gris amer en guise d’horizon. Pas un arbre, pas même un coin de ciel. Une cellule aseptisée qui sentait l’éther. Génial…

Les douleurs sortirent lentement de l’ombre. Marianne procéda à l’inventaire. Écouta chaque plainte de son corps ; chaque frémissement de ses muscles. Disséqua chaque filament de chair. Elle avança sa main gauche. Une attelle redressait un doigt brisé, un bandage circonvenait son poignet. Dans son bras droit, menotté au lit, une perfusion. Elle toucha sa figure. Lèvres qui lui semblèrent démesurées, œil poché, gros bandage sur le front. Nez amoché. Peut-être fracturé. Heureusement que je n’ai pas de miroir en face. Que je peux pas voir ma gueule…

Elle remua ses jambes ; deux morceaux de bois sec. Mais le plus dur restait à faire. Elle s’accrocha aux barrières du lit, voulut s’asseoir. Là, elle hurla carrément et retomba lourdement sur le matelas plastifié. Elle aspira l’oxygène vicié avec avidité, essoufflée par ce simple mouvement.

Deuxième essai. Des javelots plantés dans sa cage thoracique et son ventre la stoppèrent dans son élan.

Elle abandonna. Plusieurs côtes brisées. Enfoirés de matons !

Elle comptabilisa aussi une plaie à l’arrière du crâne, juste en haut de la nuque, à la racine des cheveux. Quelques points de suture fraîchement posés.

Elle avait le sentiment qu’on lui avait plâtré l’intérieur de la bouche. Elle desserra les mâchoires. Là aussi, la douleur la cloua sur l’oreiller, dans une vilaine grimace.

Elle cessa de s’autopsier, referma son œil valide. Son esprit prit le relais. Check-up cérébral. Le tabassage dans le cachot, le visage de Justine. Ses yeux terrifiés. Justine, qui avait voulu l’aider, jusqu’au bout. Justine, ma chère Justine.

Elle se souvenait… De la matraque dans la bouche. Du viol. Par ce…

Aucun mot ne vint égaler le dégoût. Envie de vomir fulgurante. Elle évita de justesse la catastrophe, se contenta de pleurer. Les larmes, au moins, ça ne tache pas.

Fin du film, Daniel qui braquait l’agresseur, lui mettait son compte. Elle repassa ces images en boucle. Les seules qui valaient une rediffusion.

Daniel… Qui l’avait accompagnée jusqu’ici, sa main dans la sienne. Ses lèvres sur son front. Un petit signe, un dernier sourire avant qu’elle ne soit kidnappée par les blouses blanches. Daniel… Qui lui avait pardonné son crime. Elle pleura plus fort. Daniel, qu’elle ne verrait plus jamais. Cruelle évidence.

Elle crispa ses doigts meurtris face à l’avalanche de mauvais souvenirs. Pariotti. La chute dans l’escalier. Monique, morte en bas des marches. Ils auraient mieux fait de me brûler la cervelle, ces salauds ! Soudain, elle réalisa qu’on était mercredi. Le parloir, cet après-midi. Peut-être maintenant.

C’en était trop. Trop à supporter. Elle s’étouffa de sanglots, se noya dans ses propres larmes. Tout ça à cause de cette ordure de Marquise ! Qui n’avait même pas daigné crever. Qui devait savourer chaque instant de sa vengeance.

Fiasco complet. Ça ressemblait à sa vie. C’était sa vie.

Bientôt, on la sortirait d’ici, pour l’enfermer dans un nouveau centre. Nouvelle tombe. Nouvelles mesures d’isolement. Elle serait peut-être même jetée directement au cachot et pour longtemps. Pour toujours.

Avec deux surveillantes à son palmarès, elle devenait la fille à abattre. L’ennemie jurée des gardiens. Celle qui paierait pour tous les autres. La cristallisation de toutes les haines, le point de convergence. Un exemple à faire. Brimades, humiliations, tortures. Ils allaient la recevoir avec tous les égards, dans cette nouvelle taule.

Elle avait du mal à respirer, submergée par une vague de désespérance. Elle tenta d’attraper la carafe pour étancher sa soif. Trop loin, trop dur. Alors elle mouilla ses lèvres et sa langue avec le liquide salé offert gracieusement par ses yeux.