Si seulement je trouvais le moyen d’entrer en contact avec le flic du parloir ! Si seulement…
Si seulement tu n’étais pas enchaînée à un lit d’hôpital dans une solitude absolue, Marianne. Trop tard. Foutu. Perpète. Pour toujours.
La porte de la chambre s’ouvrit, certainement le Diable en personne…
Une infirmière, une simple infirmière, entra.
— Tiens ! On est réveillé !
Qui, on ? Je suis si enflée qu’elle me voit double ? Marianne sécha ses larmes avec son unique main. Fixa la blouse blanche avec son unique œil. La trentaine, brune, une queue-de-cheval. Les pieds enfoncés dans des sabots roses, ridicules.
— Comment on se sent ?
— Mal… partout.
Difficile de causer avec du ciment plein la bouche.
— Avec la perfusion, ça devrait aller. Le médecin passera vous voir cet après-midi.
— Il est quelle heure ?
— Pas loin de midi.
Encore quelques heures avant le parloir. Mais par quel miracle… Pas la peine de rêver, Marianne.
La blouse blanche vérifia la perfusion puis sortit un thermomètre.
— Mettez ça sous votre bras, ordonna-t-elle.
Marianne souleva son épaule droite en geignant. Visiblement, l’infirmière était prudente. Elle ne s’approchait pas trop du lit. On l’avait sans doute briefée sur le phénomène Gréville.
— 39… Hum…
— C’est quoi, le numéro de ma chambre ? demanda Marianne.
— La 119… En médecine générale.
Marianne écarquilla les yeux. Non, écarquilla l’œil.
— C’est… C’était mon numéro de cellule en prison…
— Alors faut croire que c’est pas un numéro porte-bonheur, pour vous !
Abrutie ! Tu ferais mieux de t’acheter des pompes dignes de ce nom au lieu de faire de l’humour !
— Mon nez… il est cassé ?
— Ah ça oui ! Mais il est encore droit, rassurez-vous !
— J’ai envie de faire pipi… Je vais me lever…
— Vous pouvez pas vous lever, vous êtes attachée ! Je vous apporte le bassin.
L’infirmière passa dans la salle de bains et en ressortit avec les chiottes portatives. Ça aurait pu lui servir à vomir, mais pour le reste…
— Pas là-dedans !
— On arrête les caprices !
Elle commence à me gonfler avec ses on. On va te mettre un pain dans la gueule. On va t’obliger à bouffer tes sabots Barbie joue-à-l’infirmière.
— J’ai pas les clefs des menottes, de toute façon !
— Et s’il y a le feu, on fait comment ? rétorqua Marianne en soupirant.
— On bouge le lit !
— Très drôle ! Non, allez, détachez-moi, je peux pas pisser dans ce truc…
Cette fois, ce fut l’infirmière qui souffla d’agacement.
— J’ai pas vraiment de temps à perdre !
— Pour moi aussi ça presse !
— Eh bien, on utilise le bassin, alors !
Marianne respira un bon coup, crut que ses poumons allaient se disloquer. On reste calme.
— S’il vous plaît ! Y a bien quelqu’un qui a les clefs ?
Sabots roses leva les yeux au ciel.
— Les policiers dans le couloir.
— Je veux juste aller aux WC… Et j’aimerais me faire un brin de toilette, aussi…
L’infirmière s’éclipsa. Elle revint en compagnie d’un gringalet en uniforme qui fixa Marianne avec de petits yeux fourbes.
— Je te libère pendant dix minutes, OK ? Mais à la moindre connerie…
— Je suis pas en état ! J’ai juste envie de pisser et de me laver ! Je demande pas grand-chose, merde !
Le flic ouvrit les pinces, Marianne prit appui sur ses coudes pour se redresser. Terrible épreuve. Omoplates en feu. L’infirmière débrancha la perfusion, Marianne s’assit sur le rebord du lit. Elle portait une blouse verte en papier, pas très seyante. Mais très ouverte. Le policier se rinça copieusement l’œil.
Marianne se leva prudemment. Elle marchait sur des œufs. L’infirmière l’accompagna, serrant ses mains manucurées sur sa peau brûlante.
Lorsque elle se vit dans le miroir, Marianne resta bouche bée. Défigurée. Identification impossible même par la crème des légistes.
— Faites pipi et ensuite, je viens vous aider pour la toilette !
— J’ai pas besoin de vous, je vais me débrouiller !
La porte se ferma enfin. Marianne resta tétanisée face à son reflet. Elle laissa tomber sa blouse, ravala un cri d’effroi. Encore pire qu’après l’épisode de la douche. Peau couleur ciel orageux. Nuances de bleu, de mauve, de noir. En plus des hématomes, des plaies ; l’épiderme qui avait cédé sous les coups. Elle se laissa choir sur la cuvette. Douleur terrible entre les jambes, la nouvelle couture qui tirait méchamment sur sa peau. Elle grelottait, emplit le lavabo d’eau tiède, se rinça doucement le visage. Il n’y avait qu’un savon désinfectant, elle l’utilisa pour se nettoyer.
L’infirmière entra sans frapper. Le flic se démit une vertèbre pour essayer de reluquer. Mais Marianne avait revêtu sa blouse. Trop tard, pauvre con !
— Ils m’ont apporté des vêtements ?
— Non. Rien du tout. On a terminé ? Alors on retourne se coucher…
— Oui. On a terminé. On y va…
Marianne revint dans la chambre sous l’œil scrutateur du nabot. C’est ça, vas-y, mate mon cul, pauvre débile ! C’est gratuit, ne te prive surtout pas !
Juste avant le lit, elle eut l’impression étrange d’avoir raté une marche. Le sol était plat pourtant. Elle s’affala aux pieds du flic qui la releva par un bras, appuyant involontairement sur l’aiguille de la perfusion.
— Vous le faites exprès ou quoi ! s’égosilla Marianne. Espèce de crétin !
— Eh ! Tu te calmes, de Gréville !
— C’est Gréville ! aboya Marianne en se dégageant.
Elle se remit sous les draps, le policier referma la menotte sur son poignet.
— Les matons aiment pas qu’on s’en prenne à l’un des leurs on dirait ! Ils ont bien raison…
Le flic n’insista pas. Elle se retrouva seule, un peu plus propre. Elle put se remettre à pleurer tranquillement. Plus rien n’avait d’importance maintenant. Elle était définitivement condamnée. On venait de murer les deux bouts du tunnel dans lequel elle errait depuis si longtemps.
Et Daniel était resté dehors. Tu me manques. Je veux mourir. Pourquoi tu ne les as pas laissés me tuer, mon amour ?
Marianne s’était tournée vers la fenêtre, même s’il n’y avait pas grand-chose à voir, même si ça tirait sur son poignet entravé. Toujours mieux que le mur blanc cassé. Elle avait pleuré longtemps. Ça avait tracé un sillon rouge sur sa joue bleue. Mais maintenant, son visage était sec. Dur et froid, comme de la roche. Elle tremblait un peu sous l’effet de la fièvre. Souffrait dans une absolue solitude.
Sa paupière droite balayait son œil irrité à la façon d’un essuie-glace. Mais impossible de nettoyer la saleté incrustée. Comme ces petits insectes explosés sur le pare-brise, qui s’accrochent au-delà de la mort. Elle revoyait le visage de Portier. Sentait encore son haleine fétide. Entendait les injures des aficionados autour de l’arène.
Excités par le sang et la barbarie. Baise-la cette salope… ! Et pire encore. Des trucs inimaginables. La souillure refusait de céder, malgré le savon. Elle pourrait se laver des centaines de fois. Des milliers de fois. Ça ne partirait jamais. Elle le pressentait. Un peu comme le sang sur ses mains. Un peu comme l’odeur de la mort.