Elle rêvait de s’arracher la peau, d’en jeter les lambeaux à la poubelle. De mettre ses chairs à nu. Envie de muer. Envie de se tuer.
La seule liberté possible, maintenant. L’unique échappatoire.
La prochaine fois que cet abruti de flic s’approche, je lui pique son arme et je me flingue.
Justement, la porte s’ouvrit. File indienne de blouses blanches. Un type grand et maigre, aux cheveux blanc cassé. Assorti aux lieux. Un autre, plus jeune, petit et grassouillet. Et Sabots roses qui leur collait au train.
— Je suis le docteur Estier, annonça le grand maigre.
Ni bonjour, ni merde. Il ne présenta pas son confrère, peut-être un étudiant. Marianne tenta de s’asseoir. Ça lui déforma le visage, encore plus. Elle parvint à soulever sa paupière gauche. Juste un peu. Le toubib consultait la fiche accrochée au pied du lit. Courbes en tout genre. Puis il s’appuya aux barrières anti-chute. Bien pratiques pour menotter les détenus.
— Vous avez l’annulaire gauche fracturé et le poignet luxé. Entorse à l’épaule droite, une côte cassée, deux autres fêlées…
On aurait dit la liste des courses avant le départ pour la supérette.
— Une légère fracture du nez, aussi… Beaucoup de contusions. Mais pas d’hémorragie interne… Rien de grave. Quelques points de suture à l’arrière du crâne, au niveau occipital…
Rien de grave ?! Viens par là, que je te mette dans le même état, on en reparlera ensuite !
— Je vais rester ici longtemps ?
— Ce n’est pas moi qui décide. Si ça ne tenait qu’à moi, vous seriez déjà dehors…
Dehors ? Là, il me cherche, cet enfoiré ! Il descendit le drap, palpa ses jambes. Elle serra les dents. Il baladait ses mains sur la succession d’ecchymoses, l’effet d’un marteau qui plantait des clous. Il l’obligea à bouger son genou enflé.
Putain ! J’ai envie de te tuer ! Mais rassure-toi, c’est rien de grave !
Il la tourna sur le côté, examina les sutures de la nuque. Elle retomba sur le dos.
— Enlevez votre blouse, ordonna-t-il le plus naturellement du monde.
— Pour quoi faire ?
Il resta médusé face à cette rébellion inattendue.
— Pour vous ausculter, bien sûr ! Je veux voir les points qu’on vous a posés sur la cuisse… Et le haut du corps, aussi.
— Pas la peine.
— Écoutez, si vous voulez que je vous soigne…
— Je ne vous demande rien, moi !
Le toubib souleva la blouse d’autorité, Marianne eut un violent sursaut. Elle lui attrapa le poignet, le repoussa brutalement. Puis elle rabaissa la blouse, remonta les draps, le tout avec une seule main.
— Mais elle se croit où celle-là ? s’offusqua le toubib.
— Foutez-moi la paix ! J’ai pas envie de me faire mater par un vieux dégueulasse et un gros boutonneux !
Les joues du jeune étudiant se mirent à rougir telles deux tomates sous le soleil du mois d’août.
— Vous avez intérêt à vous calmer !
Estier voulut redescendre le drap, Marianne se redressa vivement malgré la douleur. Avec sa main gauche, elle empoigna le médecin par la blouse, le bascula sur le matelas. Elle le fixait dans les yeux, serrait sa gorge. De la main droite, elle avait saisi une masse molle qui pendait entre ses jambes avant de la presser comme un citron trop mûr. Son jeu favori.
Sabots roses se mit à hurler. Gros boutonneux recula, la bouche tordue. Il avait sans doute mal pour son patron figé dans un rictus grotesque. Mais aucun des deux ne lui porta secours.
— Écoute-moi bien, murmura Marianne, tu ne me touches que si j’en donne l’autorisation…
Il hocha la tête. Émit un son qui voulait sans doute dire oui.
— Et là, t’as pas l’autorisation, tu piges ?
L’infirmière partit chercher les flics. Marianne repoussa le toubib rudement, il atterrit contre le chevet, foutant la carafe d’eau par terre. Les deux flics arrivèrent, Sabots roses juste derrière.
— Cette folle m’a agressé ! pleurnicha Estier maintenant qu’il était à distance.
Maintenant que ses bijoux de famille étaient en lieu sûr. Marianne affronta les deux policiers du regard. Le nabot s’était planqué derrière une sorte de géant hirsute qui devait avoisiner les cent vingt kilos de muscles.
— Tu veux qu’on te calme ? menaça le colosse.
— Je veux juste qu’on me foute la paix…
Il attrapa le poignet gauche de Marianne, vissa sa main gigantesque dessus. Elle hurla de douleur. Il sortit une paire de menottes et l’amarra solidement au barreau métallique.
— Vous avez pas le droit de m’attacher les deux mains ! s’époumona Marianne.
— Ferme-la ! enjoignit le nabot en s’approchant.
Estier lui décocha un sourire vengeur.
— Toi, si tu poses encore tes sales pattes de vieux sur moi, je t’explose !
— Ne vous approchez plus d’elle, conseilla le géant. Si elle préfère crever, c’est son problème…
— Je vais lui faire une piqûre de calmant à cette furie…
— Va te faire mettre !
Sabots roses prit une mine outragée. Estier s’avança avec la seringue, Marianne tira sur les bracelets de toutes ses forces, malmenant son articulation luxée. Mais l’aiguille se planta malgré tout dans son bras gauche.
— Je t’emmerde ! Je vous emmerde tous !
Ils quittèrent la chambre tandis que Marianne continuait à vociférer dans le vide. Insultant la terre entière. Tout le monde en eut pour son grade. Médecins, infirmières, police, juges, matons. Même ses vieux.
Puis sa paupière se fit lourde. Et elle sombra d’un seul coup dans le néant.
Jusqu’à ce que les images reviennent, dans une sorte de mélange entre conscience et inconscience… Combien de temps avait-elle plongé dans cette obscurité totale ? Une minute… ? Trois heures… ?
Incapable de dire s’il faisait encore jour ou déjà nuit, elle oscilla longtemps entre deux cauchemars. Celui, réel, de cette chambre où elle était enchaînée comme une bête. Et l’autre. Tout aussi réel. Ces images du passé qui remontaient à la surface, comme ces corps de noyés qu’on voudrait faire disparaître au fond de l’étang mais qui finissent toujours par ressurgir de la vase…
… Un cachot. Visage d’ange. Les coups, les insultes. Le rat dépecé dans l’assiette. Le froid qui la ronge, la douleur qui la tue lentement. Ces interminables heures d’agonie. Le filin d’acier dans ses chairs meurtries. Le sommeil interdit.
Et la mort qui refuse de venir la délivrer…
… Marianne ouvrit les yeux. Les deux. Serra ses poings. Paysage grisâtre derrière les barreaux noirs. Ces souvenirs-là revenaient la hanter jusque dans ses rêves. Depuis plus d’un an.
Maintenant, il y en aurait d’autres. Était-ce pire la première fois ou la deuxième ?
Le viol. Pire que trois jours de torture sans nom ? Difficile à dire. Et il restait encore à affronter l’avenir. Le plus grand de ses ennemis. Demain.
Ça recommencera. Ça ne s’arrêtera jamais. Parce que même la mort ne veut pas de moi. Pourtant, je lui donné tant d’offrandes en sacrifice ! C’est peut-être pour ça qu’elle ne veut pas de moi. Parce que je suis l’une de ses meilleures pourvoyeuses sur cette terre. Parce qu’à vingt et un ans, je lui ai déjà fourni cinq corps en pâture.
Mais je n’en peux plus. C’est à mon tour maintenant ! Viens me chercher. Emmène-moi en enfer. Donne-moi la main et fais-moi traverser.
Le commissaire principal Francky a dû repartir de la prison. Il doit chercher qui va me remplacer pour accomplir ses desseins meurtriers. Si j’avais dit oui tout de suite ! Si j’avais pas sauté sur cette chienne de Solange ! Tout ça à cause de toi, Emma ! Putain de fantôme !