En l’occurrence, il ressemblait à un croyant devant une apparition de la Sainte-Vierge.
— Pas de bêtise docteur, conseilla-t-elle.
Elle écarta sa chemise, le médecin se liquéfia en apercevant l’arme à sa ceinture.
— Je vais sortir et vous ne tenterez rien. Vous ne voulez pas d’un bain de sang ici, pas vrai doc’ ?
Il acquiesça en silence.
— Parfait ! Il y a une autre sortie que celle qui donne sur le parking ?
— Euh… Oui… Derrière. Là où arrivent les livraisons de marchandises.
— Conduisez-moi, docteur.
— Mais…
— Conduisez-moi. Sinon, je fais un don à la science… Vous.
Elle avait la main sur la crosse de son flingue. Il passa devant, la guida dans le labyrinthe des couloirs.
— C’est là… Vous traversez la cour et vous êtes dans la rue. Vous n’irez pas loin, vous savez… Vous êtes encore très faible. Vous avez de la fièvre et…
Elle le toisa avec étonnement. Il se souciait de sa santé dans un moment pareil ? Très pro, le toubib !
— T’inquiète, Jolis Yeux ! Et rends-moi un dernier service… Donne ton fric.
— Mon fric ? Mais…
— T’as bien un billet sur toi, non ?
Il sortit un portefeuille de sa poche. Il tremblait tellement qu’il le laissa tomber aux pieds de Marianne. Il se baissa pour le ramasser, frisant la syncope. Puis il lui donna tout ce qu’il avait. Cinquante euros. Elle avait espéré plus, mais c’était déjà un bon début. Un taxi ou une chambre d’hôtel. Un trajet en bus.
— Merci, doc’ ! Et si un jour je suis malade, je reviens te voir !
— Prenez soin de vous, Marianne…
— Promis ! dit-elle avec un sourire ému.
Elle poussa la porte, prit quelques secondes pour évaluer le terrain. Une sorte de grande cour et ensuite, un large portail. Et, juste après, la rue. Exactement ce que Beauregard lui avait décrit.
La Terre Promise.
Elle fonça droit devant, passa le portail sans encombre. Dire que ces idiots de flics m’attendent de l’autre côté ! Il va passer une mauvaise soirée, le commissaire ! Au menu ce soir, soupe à la grimace ! Elle arriva dans la rue.
Malaise. Elle s’essaya à quelques pas, fut obligée de s’arrêter, appuyée contre le mur d’enceinte de l’hôpital. Étourdissement. Ni la douleur, ni la fièvre. C’était la liberté. Cette immensité qui s’ouvrait à elle.
Elle contempla le ciel de cette fin d’après-midi. Bleu, comme ses yeux. Juste quelques nuages indolents qui s’y prélassaient. Puis, elle observa autour d’elle, toujours amarrée au mur. Grisée de bruits, d’odeurs, d’images. De vie.
Allez, Marianne ! Traîne pas trop dans le coin ! Elle se remit en marche, d’un pas rapide malgré le vertige, sa main serrée sur les anses de son sac.
J’ai réussi, mon amour ! Je suis libre. Bientôt, nous nous retrouverons… Je suis libre ! Une mélodie du bonheur qui hurlait dans sa tête. Lui faisant presque oublier les dangers qui la guettaient dans l’ombre. Elle souriait à l’inconnu. Versa quelques larmes en regardant le soleil disparaître derrière les toits.
Soudain, des pas derrière elle. Ne sois pas parano, Marianne ! C’est juste un passant, comme il y en a des milliers… Il y a des tas de gens qui marchent dans la rue. Libres, comme toi. Elle avançait vers son destin, tête baissée. Dans la lumière déclinante du crépuscule. Dehors. Aucune grille à franchir. Aucun barbelé au-dessus de sa tête. Aucun uniforme en vue.
Elle se mit à rire. Faillit percuter quelqu’un qui venait en face. Un autre passant.
— Bonsoir Marianne… Où tu vas, comme ça ?
Elle se figea face aux yeux verts implacables du flic du parloir. Elle lâcha son sac, posa la main sur la crosse du revolver.
— Je te le conseille pas, Marianne. T’as un flingue braqué dans le dos…
Rapide coup d’œil en arrière. Une ombre la tenait en joue. Une voiture s’arrêta à sa hauteur. Une main appuya sur son épaule, le canon d’une arme s’enfonça dans ses côtes. Le commissaire fit un pas en avant, avec un sourire satisfait. Il lui confisqua le revolver et empoigna son sac.
— Monte dans la voiture, Marianne…
✩
Le trajet avait été long. Plus d’une heure, coincée entre deux types à l’arrière d’une voiture. Mais Marianne n’en avait pas perdu une miette. Malgré la situation inconfortable, malgré ce premier échec, elle s’était gorgée l’esprit de chaque image. Une ville, la nuit. Des gens, partout. Du bruit, de l’agitation, une sorte de mouvement perpétuel.
Puis ils avaient quitté l’agglomération pour emprunter des routes de campagne, avant de s’enfoncer dans une épaisse forêt à près de cent kilomètres heure. De quoi lui donner le vertige. Ce vertige qui l’avait prise à sa sortie de l’hôpital et ne l’avait plus quittée depuis. Ivresse face à tant d’espace, de vitesse. Plus de murs autour, plus de grilles. Pourtant la liberté, la vraie, avait été de courte durée. À peine quelques pas dehors.
Le portail électrique d’une propriété s’ouvrit lentement. La voiture s’engagea dans une allée bordée d’arbres centenaires, avant de stopper devant le perron d’une magnifique demeure. Marianne n’eut pas le temps d’admirer l’architecture ; Franck l’empoigna par un bras et l’emmena vers la maison. Aucun des flics n’avait ouvert la bouche. Ambiance électrique, tension palpable.
— Lâche-moi ! Je peux marcher toute seule…
— Ta gueule.
OK, il est très énervé. Parce que j’ai failli les avoir en beauté ! Normal qu’il n’apprécie pas… Mais ça tournait tellement dans sa tête, que Marianne perdit l’équilibre. Le commissaire l’empêcha de tomber et consentit à s’arrêter.
— Je… Je vais m’évanouir…
— C’est rien… C’est la liberté, ça va passer… Allez, amène-toi.
Il l’aida à monter les dernières marches et ils se retrouvèrent à l’intérieur. Le trio escorta Marianne dans une immense salle à manger. Cheminée, billard, salon en cuir, table ronde. Lustre à pampilles. Rien ne manquait. Franck alluma la lumière, tira les rideaux épais, bordeaux. Sinistres.
Le flic qui avait conduit la força à s’asseoir sur une chaise sculptée, du Henri II comme chez ses vieux. Marianne le reconnut enfin. Le fameux Laurent, celui qui lui avait filé son paquet de Marlboro au parloir. D’ailleurs, il en alluma une.
Quant au troisième, elle le voyait pour la première fois. Il lui fit penser à une fouine. Visage émacié, museau pointu, moustaches noires. Cheveux tondus au ras du crâne, ce qui accentuait encore l’impression de maigreur. Pas très grand, rachitique. Petits yeux noirs et perçants. Oui, une fouine. Sauf qu’une fouine, c’est plutôt sympathique. Une fouine antipathique, alors. Ça doit bien exister.
Ils s’assirent tous autour de la table, fixèrent Marianne. Elle pensa à l’Inquisition. Comprit qu’une fois de plus, ça allait chauffer pour son matricule.
— Ça commence mal, Marianne ! attaqua Franck d’un ton plutôt maîtrisé.
— J’me suis trompée de porte ! argua-t-elle avec impertinence. C’est pas un crime, commissaire !
Il piqua une cigarette dans le paquet de son coéquipier. Marianne lui découvrait un nouveau visage. Toujours aussi chic, aussi propre sur lui. Mais beaucoup moins posé. Le regard beaucoup plus brutal. Maintenant qu’il avait ce qu’il voulait, il tombait le masque, laissant apparaître sa vraie personnalité.
Celle d’un chef autoritaire, d’un squale prêt à mordre. Elle devina de la violence en lui. Beaucoup de violence. Mais la peur ne la bâillonna pas. Elle ne l’avait jamais bâillonnée à temps, de toute façon. Elle continua à le provoquer avec un plaisir évident, prenant une pose décontractée.