— Sers-toi…
Elle s’octroya une part de plus. Ils semblaient étonnés qu’elle savourât une simple pizza.
— Vous appartenez à quelle brigade ?
La question venait de tomber comme un cheveu sur la soupe. Laurent avala de travers.
— Moins tu en sais, mieux ça vaut, trancha le commissaire.
— Évidemment…
— Tu ne bois pas ton vin ? Tu… Tu n’aimes pas le vin ?
— Je sais pas.
— Comment ça, tu sais pas ? répliqua Laurent.
— On m’a mise en taule à dix-sept ans ! J’avais déjà goûté à la vodka, au gin, à la tequila… Mais j’ai pas eu le temps de goûter au vin… Ou si peu.
— Eh bien, il n’est jamais trop tard pour commencer, suggéra Franck. Tu verras, c’est du bon… À ta liberté future, d’accord ?
Trinquer avec des flics. À un assassinat, en plus. Elle ne se connaissait aucune morale. Pourtant, elle hésita. Elle finit par prendre son verre, livra son verdict après la première gorgée.
— Pas terrible !
— Un Saint-Estéphe ! Pas terrible ?! s’offusqua Didier. On aura tout entendu !
— Je crois que je préfère la vodka !
— Désolé, on n’a pas ça en stock.
— Ça craint ! Je vais me plaindre au Ministère de l’Intérieur…
— À l’heure qu’il est, ils seraient ravis de savoir où tu es !
— Sans doute… Ils ont dû lâcher la meute à mes trousses… S’ils savaient que ce sont des flics qui m’ont aidée à m’évader ! Ils en feraient, une tronche !
Elle testa à nouveau le vin. Pas si mauvais que ça, finalement. Franck lui servit un deuxième verre.
Elle les écouta parler de trucs incompréhensibles. De trucs de boulot. Des noms qui ne lui évoquaient rien. Des guerres intestines dont elle se moquait comme de ses premières chaussettes.
Au troisième Saint-Estéphe, elle commença à se détendre. Un peu trop. Elle quitta la table. S’exila sur le canapé pour fumer sa cigarette.
— Où sont vos flingues ?
— En lieu sûr ! rétorqua Franck avec un soupir d’agacement.
— Vous avez peur que je vous les pique, pas vrai ?… Je plaisante ! Détendez-vous, commissaire !
Elle vint se servir un quatrième verre. Terminant ainsi la deuxième bouteille.
— Je croyais que ce vin ne te plaisait pas ! fit Didier en souriant.
Ce type l’aimait bien. Elle lui sourit à son tour.
— Tu as assez bu ! asséna soudain Franck.
— Tu te prends pour mon père ?
— Tu es orpheline ! Tu vois, on sait tout sur toi…
Elle le foudroya du regard.
— Tu crois me connaître parce que tu as épluché mon dossier ? Tu crois que je me résume à quelques pages ? À des rapports d’experts psychiatres à la con ?
— Disons que je sais ce qu’il y a à savoir…
Elle se mit à rire. Saint-Estéphe plus codéine, mauvais mélange.
— Alors tu devrais savoir que j’aime pas qu’on m’empêche de faire ce que j’ai envie… Ça me rend nerveuse et ensuite…
— Tu ne nous fais pas peur, Marianne. Il suffit qu’on t’enferme dans la chambre jusqu’au jour J !
— Aucune porte, aucune serrure ne peut m’arrêter !
Elle partit vers le billard.
— Je me rappelle plus comment on joue à ce truc…
— C’est pas grave ! De toute façon, tu vas remonter dans ta chambre pour cuver ton vin. Je t’accompagne… Tu es complètement ivre.
— Oui papa ! nargua-t-elle en riant. Fallait pas me faire boire ! Ça fait si longtemps que j’ai pas bu, tu comprends ?
— Oui, je comprends, Marianne. Mais tu vas me suivre sagement et dormir un bon coup.
— J’suis jamais sage…
Il s’approcha, avec prudence. Ni très grand, ni très fort, elle pouvait le maîtriser sans problème. Mais il n’était pas seul. Elle s’efforça de réfléchir, malgré les vapeurs d’alcool.
Je prends la mauvaise direction. Se montrer docile et obéissante. Les endormir, les anesthésier. Comme ça, ils baisseront leur garde et là, je frapperai.
— Excusez-moi, commissaire… Je crois que j’ai trop bu, effectivement…
Elle s’écroula sur le canapé, y allongea ses jambes.
— Laissez-moi quelques minutes…
— Tu ne peux pas dormir ici, Marianne.
La voix du commissaire s’était radoucie. Elle était sur la bonne voie. Elle ferma les yeux.
— Juste quelques minutes, répéta-t-elle. S’il vous plaît…
Il retourna s’asseoir. Continua à discuter avec ses copains. Ils la croyaient sans doute assoupie. Didier se mit à parler gonzesses. Elle n’en perdit pas une miette. Les étudier, un par un, à fond. Trouver leurs points faibles, les règles hiérarchiques qui régissaient leur groupe. Pour mieux les combattre le moment venu. Au bout d’une demi-heure, elle s’assit sur le sofa.
— Tu ne dormais pas ? s’étonna Franck.
— Si, un peu. J’ai une faveur à vous demander… Je… J’aimerais bien faire un tour dehors… Respirer un peu d’air.
— Hors de question.
— Mais… Juste un instant ! J’en ai besoin, là… T’as peur que je m’échappe ? Je vous promets que non, commissaire ! Allez, soyez pas vache…
Elle alternait exprès le tutoiement et le vouvoiement ou les monsieur le commissaire, histoire de le déstabiliser. Il commençait à faiblir. Elle enfonça le clou. Mit du baume dans ses yeux pour en adoucir la dureté.
— S’il vous plaît ! Ça fait si longtemps que j’attends ça !
— Vous avez envie de prendre l’air ? proposa-t-il à ses équipiers.
— Eh ! On n’est pas ses nounous ! Y a qu’à l’enfermer dans sa chambre ! répliqua Laurent, agacé.
— Moi, ça ne me dérange pas, répondit la Fouine.
— OK, conclut le commissaire en se levant. Didier et moi, on t’accompagne.
Dehors, Marianne s’arrêta sur le perron, respirant à pleins poumons. Elle descendit lentement les marches. Les flics ne la lâchaient pas d’une semelle. Elle admira le ciel, malgré la douleur infligée à ses cervicales. Des milliers d’étoiles, farandole étincelante autour de la reine nocturne.
— C’est beau, murmura-t-elle. Je me souvenais plus que c’était si joli un ciel étoilé…
Franck la dévisageait en souriant. Elle remit la tête en avant, poussa un gémissement douloureux.
— Il faut soigner cette entorse. Tu dois être en forme pour…
— Ne me parlez pas de ça maintenant ! implora-t-elle. Laissez-moi rêver un peu.
Ils s’avancèrent dans le jardin, immense. À la seule lueur de la lune, ils se dirigeaient sans problème. Marianne caressa l’écorce des arbres, toucha les feuilles. Huma la terre humide. Ses gardes du corps l’observaient avec curiosité tandis qu’elle s’émerveillait de chaque chose.
— Vous pouvez pas comprendre ! Ces choses-là, vous ne les voyez même plus… Parce que vous n’en avez pas été privés pendant des années…
Ils retournèrent vers la maison, Marianne s’assit sur le perron. Elle alluma une cigarette, en proposa à ses sentinelles. Ils fumèrent en silence.
— Vous entendez la chouette ? chuchota-t-elle soudain.
— Oui ! rigola Franck. La liberté ne nous a pas rendus complètement sourds ! Dis-moi, Marianne… Qu’est-ce qui t’a le plus manqué en prison ?
Elle ne répondit pas. Tant de choses, en vérité.
— Tes proches ?
— Je croyais que vous saviez tout sur moi ! Alors vous devriez savoir que la seule personne qui comptait pour moi a été butée par vos potes…