Franck et le capitaine avaient dû le foutre sous la douche pour le tirer de son coma. D’ailleurs, la Fouine avait encore le pelage mouillé. Il avala lentement son breuvage serré.
— Dur-dur, le réveil, pas vrai ? ricana Franck.
— Je sais pas ce qui m’est arrivé…
— Tu t’es fait baiser ! chantonna Laurent d’un ton sarcastique. Par une petite gonzesse !
— Bois ton café, ordonna Franck d’un ton peu engageant. Que tu sois en état de m’écouter…
Les deux hommes s’attablèrent avec lui, tandis que Philippe assistait à l’exécution, debout contre le plan de travail.
— Alors, ça va mieux ? demanda le commissaire.
— On dirait que j’ai bu, j’ai la gueule de bois. Pourtant, j’ai pas bu…
Franck déposa les deux boîtes de médicaments sur la table.
— Juste quelques gorgées de bière. Mais avec un savant mélange à l’intérieur…
— Elle avait mis ça dans la cannette ? Non, ce doit être autre chose… Je dois être malade ou…
— Pendant que tu la pelotais, elle a versé cette merde ! continua le capitaine. On peut pas faire confiance aux nanas ! Tu sais pas encore ça, à ton âge ?
Franck arpenta la cuisine.
— Elle s’est bien foutue de ta gueule, hein Didier ? Elle t’a eu en beauté ! Tu croyais vraiment qu’elle avait envie de coucher avec toi ? Comment tu as pu être aussi con ! Elle t’a récité le chapitre ça fait des années que j’ai pas fait l’amour avec un homme ! C’est bien ça, non ?
Didier ne répondit pas. Honte fulgurante.
— Elle a juste oublié de te raconter qu’elle se tapait un surveillant en taule ! railla Laurent. C’est dans le journal d’aujourd’hui !
Didier pliait sous les coups. Il préféra garder le silence. Il aurait aimé pouvoir appeler un avocat comme au début d’une garde-à-vue.
Franck posa les deux mains sur la table, approcha son visage.
— Tu te rends compte que si j’étais pas intervenu, elle se serait tirée en pleine nuit ?
— Je… Je suis désolé.
— Désolé ? Tu as bien failli faire capoter la mission ! Pire : elle t’aurait peut-être tué avant de s’en aller… Ou se serait attaquée à nous, pendant notre sommeil… Tout ça parce que monsieur a la bite à la place du cerveau !
Le commissaire reprit sa ronde autour de la table.
— Je vous avais briefés sur Marianne ! Je vous avais prévenus qu’elle était hyper dangereuse, qu’il fallait être extrêmement prudent face à elle… Tu étais là, quand j’ai dit ça, non ?
— Oui, mais…
— Mais quoi ? hurla le patron. Tu as couru le risque de tous nous faire tuer ou de la laisser s’enfuir, tout ça pour une montée d’hormones ? Tu crois qu’on te paye pour sauter une fille ? Non, Didier, on te paye pour la surveiller.
Il s’arrêta enfin de l’écraser. Passa directement à la conclusion de sa diatribe.
— Tu vas réunir tes affaires et rentrer chez toi.
Didier leva des yeux effarés sur son patron.
— Tu me vires ? Mais…
— Il n’y a pas de mais. Tu prends tes affaires et tu dégages. Et je te rappelle que cette mission a un caractère ultra-confidentiel ; si jamais il y a la moindre fuite, tu es un homme mort. Pigé ?
Didier se leva, titubant un peu.
— Donne-moi une deuxième chance, Franck.
— Je ne peux pas me le permettre. Tu rentres chez toi. Quand tout ça sera terminé, je m’arrangerai pour que tu quittes mon équipe.
Le ciel venait de tomber sur le museau de la Fouine. Il quitta lentement la pièce sous le regard un peu désolé de ses anciens coéquipiers.
Marianne ruminait sa défaite, assise au pied de son lit, face à la fenêtre.
Elle déchirait nerveusement un morceau de papier, confettis qui venaient égayer le parquet en chêne. Elle serait encore plus surveillée qu’avant. Le jour J approchait. Quand la contraindraient-ils à tuer ? Demain, peut-être. Malgré une nuit blanche, elle avait de l’énergie à revendre. Celle de la rage. Elle s’en voulait d’avoir eu peur de Franck, cette nuit. De le lui avoir montré, surtout. Mais c’était peut-être ce qui lui avait permis d’échapper au pire. Restait l’humiliation, cuisante.
Elle se remit sur ses pieds d’un bond agile. Décida de s’entraîner. Une nouvelle occasion de présenterait peut-être, il faudrait être prête. Car cette fois, il n’y aurait pas de came pour endormir l’ennemi. Mais une lutte sans merci. Ces mecs étaient sans doute rompus aux méthodes de self-défense qu’on enseigne plus ou moins à tous ceux qui portent un uniforme. Rien à voir avec l’art que maîtrisait Marianne mais ça lui donnerait certainement du fil à retordre. Elle y avait déjà goûté avec les matons qui étaient tous dans l’obligation de suivre ce genre de cours. Le grand miroir de l’armoire lui renvoya un reflet de haine. Son visage, encore marqué, d’une dureté effrayante. Elle ouvrit la porte, histoire de ne plus se voir. Elle s’échauffa lentement, remettant en marche la machine défaillante. Douleurs en série qu’elle relégua tout au fond, en serrant les dents.
Plus dure que tout, Marianne. Plus forte que tous, Marianne.
Elle commença par ses katas favoris, enchaînant les coups mortels mais élégants.
Droite comme un i, pieds légèrement écartés, elle distribua une série de coups de poing dont la puissance fendait l’air sans même le déplacer. Puis une succession de coups de pied. Droits, latéraux, circulaires. Toute sa science y passa. Un arsenal pour casser, écraser, broyer, sectionner. Pour couper les arrivées d’air, les arrivées de sang. Pour briser les os, réduire les cartilages en miettes.
Mais après cette longue démonstration, ses nerfs frémissaient encore sous la peau. Elle n’était pas assez épuisée.
Elle décida de poursuivre par une série d’abdominaux. Ses côtes même pas ressoudées la stoppèrent immédiatement. Alors, elle tenta les pompes. Son poignet gauche, cette fois, se rebiffa. Elle embrassa plusieurs fois le parquet. Se résigna à les exécuter sur un bras.
À ce moment, la porte s’ouvrit. Elle tomba face à deux paires de jambes.
— Très impressionnant…
Elle reconnut la voix du commissaire mais elle avait déjà reconnu ses chaussures. Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept…
— Revenez plus tard, j’suis occupée…
— Lève-toi…
Vingt-huit, vingt-neuf, trente… Elle se redressa, souffla un bon coup et disparut dans la salle de bains. Elle s’aspergea le visage, changea son tee-shirt, endossa son armure mentale avant de revenir dans la chambre.
— Pour les croissants, c’est un peu tard ! dit-elle d’une voix aussi tendue que ses muscles.
Elle termina de s’essuyer la figure avec une serviette qui traînait sur la chaise, alluma une clope.
— C’était au tour de Didier de t’apporter le petit-déj’ aujourd’hui, répondit Franck. Mais il a eu… Comment dire… Un empêchement.
— Alors, vous venez peut-être m’apporter le déjeuner ? renchérit Marianne en les toisant avec impertinence. C’est dimanche, j’espère que le menu sera à la hauteur…
— Tu nous prends pour tes boys ? rétorqua Laurent.
— Chez les Gréville, on est pas doué pour grand-chose, mais on sait au moins recruter ses domestiques ! Et franchement, j’aurais jamais choisi des brêles comme vous…
Les deux flics encaissèrent sans broncher.
— Ça ne t’intéresse pas de savoir ce qui est arrivé à Didier ? reprit le commissaire.
— Il s’est fait une fracture de la queue à force de se branler ?
Il eut un léger moment de stupeur. Laurent se mordit la joue pour ne pas rire.