Respire, Marianne. Ils vont revenir d’ici peu… Ne pas perdre la notion du temps. Elle se mit à compter. Une minute toutes les soixante secondes. Son expérience des cachots l’aida à surmonter la terreur qui pouvait la tuer plus sûrement que la chaleur. Avec le pied, elle balaya le sol et s’installa en tailleur.
Ne pas user inutilement ses forces. Garder l’eau contenue dans son corps pour subsister le plus longtemps possible. Elle ferma les yeux. S’efforça de désolidariser son mental de son corps en souffrance. Pense à autre chose. Pense à Daniel… Les yeux bleus s’ouvrirent comme par miracle au milieu des ténèbres. Son sourire. Ses bras qui l’enlaçaient, la protégeaient de la folie des hommes. Elle planait hors de ce gouffre d’épouvante. Ayant réussi en un temps record à déconnecter son esprit de la réalité brutale.
Mais soudain, un fourmillement sur sa peau. Plusieurs paires de pattes qui montaient à l’assaut de son bras. Son état transcendantal se brisa en mille morceaux, clash dans son cerveau. Elle cria, chassa l’intrus d’un revers de main. Puis quelque chose courut sur sa tête, se déplaça rapidement dans la jungle de ses cheveux. Deuxième hurlement. Elle secoua la tête. Son cœur s’affolait. Ce ne sont que des petites bestioles, Marianne ! Elles ne vont pas te bouffer ! Pas pire que les cafards ou les rats du mitard ! Elles ont plus la trouille que moi ! Elles ont plus la trouille que moi…
Elle se boucha les oreilles, replia ses jambes, plaqua son visage à l’abri contre ses genoux. Son dos se trempa rapidement de sueur. La soif commença à la harceler.
Combien de temps ? Il était plus de treize heures quand ils m’ont enfermée. Ça doit faire une demi-heure…
Elle appela le visage de Daniel. Se réconforta à nouveau de ses yeux couleur ciel d’été. Ou couleur mers du sud. Ou couleur… Qu’est-ce qui existe d’autre, bleu comme ça ? Rien, rien qui soit plus beau que ses yeux… Pourquoi il est mort, ce crétin de flic !
Brûlure sur l’épaule. Elle y porta sa main mais l’attaquante était déjà partie. La morsure cruelle devenait une boursouflure. Saloperie ! Elle courait peut-être dans son dos, cherchant à planter ses crochets venimeux ailleurs. Marianne enfila son tee-shirt dans son jean, protégea les accès.
Ils vont me sortir de là. Ils ne me laisseront pas crever. Ils ont trop besoin de moi. Ça doit faire une heure maintenant. J’ai soif. J’ai faim.
Non, je n’ai pas soif. Ni faim. Je n’ai même pas peur.
— Enfoirés de flics ! Venez vous battre si vous êtes des hommes ! Je vais vous arracher les tripes, espèces de salauds !
Le silence la nargua. Elle cessa de gaspiller le peu de salive qui irriguait encore sa bouche. Se mit à osciller d’avant en arrière. Une nouvelle bestiole à mille pattes rampa sur son pied, elle secoua sa jambe en gémissant.
Soudain, elle eut la sensation que ça grouillait sur tout son corps. Il y en avait partout. Hystérique, elle se leva d’un bond, utilisa ses mains pour faire fuir la vermine virtuelle. Se tapa une crise de nerfs, une crise de larmes.
Calme-toi, Marianne… Tu délires… Calme-toi, putain…
Elle se rassit, reprit sa position fœtale, pensa de nouveau à Daniel. Son esprit se tendait vers lui. Parle-moi, mon amour… Dis-moi que je vais m’en sortir… Si on y pense fort tous les deux, on peut se parler… On peut s’entendre, j’en suis sûre… Elle oublia les mandibules, les pattes, les antennes qui la frôlaient. Se concentra sur Daniel.
Brusquement, elle poussa un cri. Elle venait d’apercevoir son visage. En sang, massacré.
Elle avait vu ses yeux emplis de rouge. Avait ressenti une souffrance extrême qui n’était pas la sienne…
Maison d’arrêt de S. — Quartier disciplinaire — 13 h 45
— Tu vas nous dire où est Gréville ? répéta Portier en se penchant sur sa victime.
Daniel était par terre. Le sang qui dégoulinait de son visage allait directement dans ses yeux, coulée de lave sur sa fragile cornée. Son corps, une bouillie interne, une machine qui tournait à l’envers.
Nouvel impact dans les côtes, il cracha de l’hémoglobine. Portier souleva sa tête en le tirant par les cheveux.
— Alors, Bachmann ? Elle est où, ta petite protégée ? Tu me donnes l’info et je la donne aux flics… Après, je te promets que tu pourras dormir tranquille.
— Je sais pas, murmura une voix à vif.
Portier consulta ses deux collègues.
— Il ment, dit Mestre en allumant une clope. Frappe-le encore.
— Je vais finir par le tuer…
— Et alors ?
La matraque s’abattit à nouveau sur le dos de Daniel qui n’avait même plus la force de crier. Puis un coup violent sur le crâne. Ses yeux se révulsèrent avant de se fermer. Alors, il perdit connaissance, plongeant avec délice dans l’oubli le plus total.
L’air chaud, comme le vent du désert, enflammait les poumons de Marianne à chaque respiration. Plus une goutte de salive dans sa bouche cimentée. Elle lécha la sueur sur son bras. Instinct de survie. Seule eau disponible. Ça la soulagea un peu, elle reprit sa position de Bouddha. Ce qui la terrorisait le plus, ce n’était pas la déshydratation qui flétrissait lentement son corps. Ni les arachnides et insectes de toute sorte qui s’acharnaient sur sa peau. Ni le noir complet ou la solitude entière. Ce qui la terrorisait, c’était cette image insoutenable. Ancrée dans son esprit pour devenir indélébile. Le visage de Daniel, ses yeux bleus au milieu d’une mare de sang. Et la douleur ressentie jusque dans ses tripes. Non, ce n’était pas un cauchemar. Une étrange sensation. Comme si, pendant un instant fugace, elle s’était retrouvée par miracle auprès de lui. Là, elle avait tout vu, tout entendu. Tout ressenti. Les coups, la douleur. Les cris. L’enfermement. L’odeur moisi d’un mitard.
Impossible. Daniel ne peut pas être en taule ! Si, il y est, justement ! Mais du bon côté des barreaux !
Elle tenta de se rassurer. Ce trou repoussant lui filait des hallucinations. Je deviens cinglée, ma parole… Elle se leva, tituba. Quelque chose craqua comme un biscuit sec sous son poids. Elle eut envie de vomir mais se contrôla. De toute façon, elle n’avait rien avalé depuis presque vingt-quatre heures. À part de l’eau. Ce n’était pas le moment de la gâcher. Tout ça parce qu’elle venait d’écraser un truc immonde sous sa voûte plantaire. Un de moins, comme dirait le charmant Francky.
Elle fit quelques mouvements très lents, histoire de lutter contre l’ankylose. Mais ses forces s’amenuisaient dangereusement. Elle but encore un peu d’eau rejetée par sa peau. Elle aurait bu l’eau croupie d’une flaque si elle avait pu. Elle se recroquevilla loin de la porte pour échapper à l’haleine bouillante du métal qui aspirait l’eau hors de sa chair. Se terra au fond, là où vivait la vermine. Elles ont plus peur que toi, Marianne… Lentement, elle bascula dans une sorte de léthargie. Perdit la notion du temps, la notion même de la vie. Elle errait dans une sorte d’étendue sans fin, recouverte d’un sable brûlant. Un soleil gigantesque dévorait le ciel. Son visage toucha le sol moelleux, elle s’y laissa consumer. Des milliers d’asticots prenaient son corps d’assaut, la grignotaient lentement. Bouffaient ses chairs brûlées avec avidité. Elle entendait leurs mandibules s’activer pour perforer sa peau molle et cuite.
Et là, tout près, le corps de son amant. Allongé comme elle dans cette aridité cauchemardesque. Ils se regardaient, mouraient ensemble. Elle essaya de tendre le bras pour le toucher. Leurs doigts s’effleurèrent, un sourire se dessina sur ses traits. Et puis après, plus rien.