— Non, Ludo, je ne l’ai pas aidée… J’aurais tellement voulu, pourtant… C’est toi, cette nuit ?
— Ouais… Moi et Paul.
— Je vais pouvoir dormir… J’oublierai jamais ce que tu fais pour moi, Ludo… Mais ne te mets pas en danger pour me venir en aide, OK ?
— Ne vous inquiétez pas ! J’suis plus malin que j’en ai l’air. Et Portier est un crétin fini !
Daniel se rallongea, replia ses jambes, grimaça de douleur.
— Bon, je vous laisse dormir, chef. Si vous avez besoin de quoi que ce soit…
— Si tu pouvais encore m’apporter un verre d’eau… Je sais pas pourquoi j’ai soif comme ça…
L’eau de la douche avait coulé longtemps. Marianne sortit enfin de la baignoire et attrapa une serviette. Elle avait froid, maintenant. Dans le miroir, elle affronta son visage boursouflé. Piqûres et morsures d’insectes lui dévoraient le corps entier. Elle avait au moins trente-neuf de fièvre. Elle but encore au robinet puis se rhabilla lentement. Mais les vêtements agressaient sa peau rôtie en enfer. Elle enfila juste un débardeur à fines bretelles, poussa la porte de la salle de bains et trouva un plateau repas sur le bureau. Elle avala le coca mais ne toucha pas au reste. Elle se grattait les épaules, les bras et les jambes jusqu’au sang. N’avait pas assez de doigts pour apaiser les dizaines de poches à venin qui gonflaient son épiderme. Elle alluma une cigarette, se laissa glisser sur le parquet, dans un angle de la pièce. Épuisée, inerte. Elle se mit à pleurer, la tête renversée en arrière. Des sanglots longs.
Daniel ! J’aimerais tellement être près de toi ! Comme je regrette de m’être évadée !
La porte grinça, elle sécha ses larmes à la va-vite. Ils étaient venus à deux, bien sûr. Pourtant, elle n’avait plus de forces. Franck et son fidèle adjoint.
— Tu as fini ton dîner ? demanda sèchement le commissaire.
Elle ne lui accorda pas un regard. Pas même de haine. Elle se gratta machinalement le tibia, criblé de cloques. Le pire, c’était les démangeaisons sur les pieds. Et la soif qui ne la quittait pas. Elle aurait pu boire des litres et des litres. Ça n’aurait rien changé. Le commissaire s’accroupit devant elle. Elle tourna la tête sur le côté. Fixa le mur. Continua d’écorcher sa peau avec ses ongles.
— Tu n’as rien avalé depuis hier soir…
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— Ah… Je suis rassuré, je croyais que t’avais perdu la parole !
Elle serra les dents. Serra aussi ses bras autour de ses jambes repliées. Laurent alluma une clope et se hissa sur le bureau, histoire de voir Marianne de plus près.
— T’as morflé ! constata-t-il avec un rire affreux.
— Je vais très bien…
— Tu as bien résisté, effectivement, admit le commissaire. Mais si je t’avais laissée croupir une heure de plus là bas, tu serais morte…
— Et alors ? Je préfère crever que de voir ta sale gueule de flic !
— Ce n’est pas de ma faute si tu n’es pas raisonnable. Je t’avais prévenue, pas de coup en douce, pas de tentative d’évasion.
Elle tenta de contrôler sa rage. Pas le moment de s’énerver. Trop de fatigue, déjà. Ils s’incrustaient, telles des sangsues. D’autres parasites dont elle ne pouvait se défaire.
— Qu’est-ce que vous voulez ? aboya-t-elle comme si elle recrachait le venin dont sa chair était gorgée.
Elle griffait sa peau jusqu’à la mettre en lambeaux, sur ses jambes, ses épaules, son cou. Impression que la vermine grouillait encore sur son corps.
— Elle a pas envie de causer, Franck ! Cette fille a pas de conversation…
— Je crois qu’on la dérange. Elle était en train de chialer quand on est entrés…
— Les gonzesses ! On aurait dû prendre un mâle plutôt qu’une femelle à la SPA… En plus, celle-là a des puces ! ricana Laurent.
— Je t’emmerde, gros con !
Laurent fonça droit sur elle. Il l’empoigna par les poignets et la souleva.
— Tu veux retourner dans ce trou ?
Laurent l’entraîna jusqu’à la porte. Marianne résistait du mieux qu’elle pouvait. Mais ses forces la trahissaient. Elle se laissa choir sur le parquet pour se rendre intransportable, s’accrocha désespérément au chambranle de la porte avec une main.
— Quoi ? T’as pas envie d’y retourner ? hurla Laurent.
— Non ! gémit-elle.
— Allez ! Ne me dis pas que t’as la trouille, Marianne ! J’croyais que t’avais peur de rien !
Elle se mit à trembler, il la lâcha. Franck prit le relais.
— Tu n’essaieras plus de t’enfuir, n’est-ce pas ? Tu ne t’en prendras plus à aucun de nous ? Parce que si tu nous joues encore un tour comme ça, je t’enferme là-dedans jusqu’à ce que tu en crèves… Pigé ?
Elle hocha la tête, voulut cacher son visage. Mais il écarta ses bras.
— Je… Je voulais… pas… le tuer… Juste qu’il s’endorme et…
— Eh bien tu l’as tué ! Un meurtre de plus, Marianne… Et celui-là, c’était avec préméditation !
— Je voulais pas… Je comprends pas…
— La seule chose que tu dois comprendre, c’est que je ne veux plus que tu recommences tes conneries… Sinon, on se débarrasse de toi. C’est clair ?
Elle chassa de son corps des bestioles imaginaires. Puis se mit à pleurer, enfin. De longs sanglots qu’ils écoutèrent avec soulagement.
Oui, ils avaient réussi à lui faire peur. Très peur, même. Mission accomplie… Franck jugea qu’il était temps de se montrer plus clément.
— Calme-toi. Si tu restes tranquille, tu n’y retourneras pas…
Elle se laissa aller sans retenue. Pleura comme une enfant effrayée. Laurent ouvrit la porte.
— Allez, c’est bon. Elle a eu son compte…
Mais Franck n’arrivait pas à l’abandonner à son désespoir.
— Pourquoi tu as voulu me trahir, Marianne ?
— Je… J’ai peur ! confessa-t-elle entre deux sanglots. Peur de ce que tu vas m’obliger à faire…
Elle reprit doucement les rênes de ses émotions.
— Je voudrais que tu manges, maintenant… Tu dois te requinquer. Tu veux un autre coca ? Ça te fera au moins du sucre…
— Oui… J’ai tellement soif…
— Je vais te le chercher.
Il ferma la porte à clef, elle l’entendit descendre l’escalier.
J’ai tué. Une fois de plus. Pourtant, ce flic ne m’avait rien fait. Il avait même été gentil avec moi. Comme Monique. Comme le vieux papy.
Oui, c’était bien ça qui lui faisait mal. Ça et l’image de Daniel, blessé.
Elle se leva. Pas de temps à perdre. Elle récupéra la rallonge électrique et la chaise puis se rendit dans la salle de bains. L’évidence venait de la percuter. Ne plus jamais vivre ça. Ne plus jamais souffrir comme ça. Ne plus jamais être obligée de tuer. Et le visage de Daniel, baignant dans son sang. Sans doute à cause de moi. Parce que je l’ai abandonné. Parce que je ne sais faire que le mal. Le mal et rien d’autre.
Elle ferma la porte, la bloqua en coinçant la chaise sous la poignée.
Les pas de Franck résonnèrent à nouveau dans la chambre.
— Marianne ?
— Je… Je suis aux toilettes… J’en ai pour une minute.
Elle grimpa sur un tabouret, attacha solidement la rallonge au lustre. Puis elle noua l’autre extrémité autour de son cou. Pourvu que ce soit assez solide.
— Marianne ? Qu’est-ce que tu fabriques ?
— J’arrive…
Elle ferma les yeux. Daniel, ne m’en veux pas, mon amour. Tu vois, je pense à toi, en dernier. Je pars avec tes yeux devant mes yeux. Mais il faut que je le fasse. Maintenant. J’espère seulement que tu seras heureux. Que toi, tu n’es pas mort.