Elle fit basculer le tabouret. Ses cervicales s’allongèrent démesurément, sa gorge se comprima. Franck tourna la poignée de la porte.
— Marianne ! Qu’est-ce que tu fous ? C’est quoi ces bruits ?
Il donna plusieurs coups d’épaule dans la porte, fit trembler la cloison. Laurent, alerté par le bruit, arriva en courant dans la chambre.
— Qu’est-ce que c’est ce bordel ? grommela-t-il.
— Elle a coincé la porte ! s’écria Franck. Je sais pas ce qu’elle fait là-dedans !
Laurent bouscula son ami, prit son élan. Il fonça droit sur l’obstacle et l’enfonça avec la facilité d’un bulldozer. Il faillit chuter, emporté par son propre poids. Ils restèrent une seconde pétrifiés.
— Merde ! hurla le commissaire.
Laurent remit le tabouret sur pied, saisit Marianne par la taille pour la soulever.
— Aide-moi ! Détache-la !
Franck monta sur la chaise, dénoua le nœud autour du lustre, tandis que Laurent hissait toujours le corps inerte. Enfin, ils redescendirent Marianne sur le sol. Enlevèrent le fil qui serrait son cou. Franck posa un doigt sur la carotide. Laurent attendait le verdict.
— Elle est vivante !
Ils la transportèrent sur le lit. Philippe débarqua enfin.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? s’indigna-t-il en la voyant inconsciente sur le lit.
— Elle s’est pendue… Mais elle est encore en vie.
Ils appliquèrent des compresses d’eau froide sur son front pour la forcer à revenir d’entre les morts. Les yeux noirs s’ouvrirent enfin. Marianne aspira l’air avec un bruit de machine.
— Tu m’entends ? demanda Franck avec angoisse.
Si le cerveau avait été mal irrigué, ne serait-ce qu’une minute, les dégâts pouvaient être irréversibles. Elle pouvait aussi s’être brisée une cervicale.
— Tu m’entends, Marianne ?
✩
Lundi 4 juillet
Deux énormes poignes écrasaient sa gorge. Un acupuncteur fou avait criblé son corps d’épingles. La bouche aride, la peau en feu. Elle tenta de tourner la tête vers le réveil. Nuque en un seul bloc d’acier trempé.
Elle se souvint subitement du fil électrique autour de son cou. Se demanda pourquoi.
Elle se posa au bord du lit, prenant garde de ne pas imposer de mouvements brusques à sa tête. Elle sursauta en découvrant qu’elle avait de la compagnie. Le commissaire, endormi dans un des fauteuils du salon, la joue posée sur une main, les jambes par-dessus l’accoudoir, replié au maximum. Elle visa l’intrus en plissant des paupières. Elle se leva doucement, il ouvrit instantanément les yeux. Comme s’il avait une sorte d’alarme implantée dans le cerveau. Pourquoi ce type ne dort-il jamais ?
Il se remit dans une position plus orthodoxe avec une grimace douloureuse. Son visage portait les stigmates de la colère de Marianne. Arcade sourcilière éclatée. Elle retomba sur le lit.
— J’ai pas besoin d’un garde du corps, grogna-t-elle en massant sa nuque.
Franck s’étira puis se leva.
— Tu as mal ?… Tu as envie d’un café ? Tu descends avec moi ?
Elle voulut hausser les épaules, resta coincée.
— Je vais chercher mon café, un sachet d’aspirine et je remonte.
— Comme tu voudras.
Elle enfila un jean propre, passa dans la salle de bains pour se défroisser les traits. Chaque geste était délicat. Il fallait apprendre à tourner les épaules au lieu du cou. Elle s’attarda sur le collier mauve qui ornait sa gorge.
Putain… Mais pourquoi j’ai fait un truc pareil ? Je dois devenir complètement cinglée… À cause de ces flics, tout ça. La tête haute par obligation, elle précéda Franck jusqu’à la cuisine.
Il s’activa pour préparer le café tandis qu’elle le toisait avec une sorte de haine ressort, comprimée à l’intérieur. Prête à lui sauter à la figure. Il fit décongeler des croissants dans le micro-ondes. Il aurait aimé la faire décongeler, elle. Elle alluma sa première cigarette. Toussa un bon coup. Il déposa devant elle une assiette de viennoiseries, un café, un verre d’eau et un sachet d’Aspegic. Elle omit volontairement de le remercier. Finalement, n’ayant pas le courage de monter tout ça, elle déjeuna face à lui, en l’ignorant. Dans un silence aussi épais que la marmelade d’orange.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda-t-il soudain. Tu es si près de la liberté, Marianne… Pourquoi vouloir tout gâcher ?
— Foutez-moi la paix… J’ai pas envie de parler.
Il changea de stratégie. Induire la réponse.
— C’est à cause de… De ce que je t’ai infligé hier ?
— C’est pas ma première journée au cachot !
— Je voulais t’effrayer… C’était un dernier avertissement pour que tu cesses les conneries… J’espère que tu as compris ce qui t’attend si tu essaies encore de me rouler ?
— Me faire peur ? Au cas où tu l’oublierais, je viens de passer quatre ans en taule… Et t’imagines même pas tout ce que j’ai pu subir là-bas. À côté de ça, ces quelques heures dans ce truc, c’était vraiment de la gnognotte ! Un sauna gratos…
Il mordit dans un croissant, revint à l’attaque.
— Ça ne me dit pas pourquoi tu as essayé de mourir hier soir… C’est à cause de Didier ?
Elle ne répondait toujours pas. Pourtant, il sentit qu’il avait soulevé la bonne pierre.
— Tu sais… Tu ne l’as pas tué. Il n’est pas mort. Il est rentré chez lui. Je l’ai viré.
Elle le considéra enfin. Avec stupéfaction, d’abord. Avec rage, ensuite.
— Mais… Pourquoi vous…
— Pour te faire peur. Te persuader qu’on allait réellement te laisser crever dans ce trou… Mais il faut que tu piges que c’était vraiment le dernier avertissement. Il n’y en aura pas d’autre.
Elle se leva. Il soutenait ses regards de haine. Avec aplomb.
Elle détendit ses nerfs avec quelques pas. Se figea soudain près du vaisselier. Elle venait d’apercevoir Daniel en première page d’un quotidien qui traînait sur le meuble. Non, impossible… Ça ne peut pas être Daniel…
Elle déplia le journal, Franck eut l’idée de le lui arracher des mains. Trop tard. Elle avait déjà lu le titre. Autant essayer d’enlever un os à un pitbull affamé ! Il maudit Laurent en silence. Il lui avait pourtant dit de jeter ça à la poubelle ! Le visage de Marianne se décomposait ligne après ligne. Mot après mot. Ses lèvres articulaient le texte en silence.
Un gardien de prison mis en examen pour complicité dans l’évasion de Marianne de Gréville… L’homme, âgé de trente-neuf ans, premier surveillant au quartier des femmes de la maison d’arrêt de S., a avoué avoir aidé la détenue à s’enfuir de l’hôpital. Il lui aurait fourni une arme et les enquêteurs pensent même qu’il saurait où elle se cache mais qu’il se refuserait à le dire… Le mobile de son acte serait tout simplement l’amour qu’il porte à cette détenue de presque vingt ans sa cadette… La jeune femme, une criminelle coupable de quatre meurtres, dont deux commis pendant son incarcération, reste introuvable malgré l’impressionnant déploiement des forces de l’ordre. Le surveillant a été écroué à la maison d’arrêt de S., il risque une lourde peine de réclusion…
Les mains de Marianne se crispèrent sur la feuille. Ses lèvres tremblaient. Elle continuait à fixer la photo. Daniel, entre deux gendarmes, à la sortie du Palais de justice. Le commissaire tenta de lui confisquer le journal.
— Non ! murmura-t-elle en serrant le papier sur sa poitrine. Non…