— Il est tout sauf fragile… Tu me donneras le journal ? J’ai pas de photo de lui…
— D’accord, soupira-t-il. Essaye de te calmer. Ça va s’arranger.
Il redescendit dans la cuisine. S’intéressa au portrait du maton, fut frappé par son regard clair. Le contraire de celui de Marianne. Puis il s’effondra sur le canapé. La tête dans une sorte d’étau brûlant.
Il coula à pic dans une eau noire et épaisse.
Le juge fut désarçonné lorsqu’il vit la tête de son prévenu. Maître Hendy semblait toujours aussi peu motivé. Pourtant, il attaqua d’entrée.
— Vous constaterez comme moi l’état de mon client ! Il faudrait reporter cet interrogatoire…
Il mâchait bruyamment un chewing-gum à la chlorophylle, tel un bœuf se délectant avec béatitude de l’herbe tendre d’un pré charolais.
— Qui vous a molesté, monsieur Bachmann ? demanda le magistrat.
Daniel parvint à lui adresser un sourire méchant. Molesté ?
— Ceux qui étaient censés me protéger… Mes anciens collègues.
— Des gardiens vous ont frappé ?
— Oui, monsieur le juge. Des gardiens m’ont frappé… Ils ont bien failli me tuer.
— Je vais provoquer l’ouverture d’une enquête…
— Vous avez raison ! Comme ça, ils vont en remettre une couche dès ce soir.
— Vous préférez que je reste les bras croisés ?
— Faudrait surtout faire votre boulot ! Je vous le répète, je n’ai pas aidé Marianne à s’évader ! Je n’ai donc aucune raison d’être incarcéré !
— Ça, c’est vous qui le dites, monsieur Bachmann ! Moi, je pense au contraire que, non seulement, vous l’avez aidée, mais qu’en plus, vous savez où elle se trouve.
Daniel soupira.
— Non, je ne sais pas où elle est… J’espère seulement qu’elle est en sécurité.
— Allez-y, monsieur Bachmann ! Aggravez votre cas !
— J’ai le droit de l’aimer, non ? Il n’y a aucune loi contre ça que je sache !
— Non, en effet… Mais votre amour vous a conduit à la faute…
Drôle de façon de dire amour. Comme s’il prononçait un mot d’une langue extraterrestre. Daniel détailla son visage. Sec, cassant. Moche. Le teint hépatique, en harmonie avec le papier hideux qui recouvrait les murs du bureau. Des yeux aussi expressifs que ceux d’une carpe faisandée. Les lèvres fines, sans chair.
— De plus, de nouvelles accusations pèsent contre vous… Les policiers ont de nouveau rencontré Solange Pariotti qui leur a appris des choses étonnantes.
L’avoir à sa merci. Écraser son joli petit minois contre un mur. Lui crever les yeux. Lui arracher sa langue de vipère. Daniel avait soudain des fantasmes criminels.
— Elle affirme que vous faisiez entrer des substances illégales dans la prison. Que vous fournissiez Gréville en cigarettes et, beaucoup plus grave, en héroïne. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
Hendy contempla son client d’un air atterré. Consulta bêtement la copie du dossier posée sur ses genoux. Daniel réfléchit en accéléré. Mentir ne servait à rien, ils auraient vite fait de vérifier.
— C’est vrai, admit-il en affrontant le regard plat du juge. Marianne n’avait pas d’argent, elle ne pouvait donc pas cantiner ses cigarettes… Alors, je les lui procurais. Quant à l’héroïne, c’était une façon de la maîtriser…
— De la maîtriser ? s’étrangla le juge.
— Une fille comme elle en prison, c’est une bombe à retardement… Vingt ans, violente, condamnée à perpétuité… Lui filer de la came et des clopes, c’était le moyen de lui offrir une soupape, de la garder sous contrôle. Si elle se tenait tranquille, elle avait sa dose.
— Drôles de méthodes ! N’empêche que vous avez fait pénétrer de la drogue dans la prison !
— Je n’en ai tiré aucun bénéfice. C’était pour Marianne… Ce n’était pas un commerce.
— Peut-être… Ça reste à vérifier. Comment vous fournissiez-vous ?
— Ça… Je ne vous le dirai pas.
— Il vaudrait mieux, pourtant…
— Je ne peux pas.
— Vous ne craignez plus rien, vous êtes incarcéré !
— Ben voyons ! Je suis en parfaite sécurité ! Y a qu’à voir ma gueule pour s’en rendre compte !
— Je n’apprécie pas votre humour, monsieur Bachmann…
— Tant pis. Je n’ai rien de plus à ajouter sur ce point.
— Bien… Nous y reviendrons plus tard. Mais vous aurez à répondre de cela aussi devant la justice… Ce qui ne fera qu’alourdir la sanction.
— Au point où j’en suis…
Il pensa un instant dénoncer Sanchez qui l’avait couvert. Mais se ravisa. Ne pas perdre son principal appui au sein de la prison. Ne pas prononcer tout de suite son arrêt de mort.
— Une dernière fois, dites-nous où se cache Gréville et il en sera tenu compte…
— Je ne sais pas où elle est ! Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ? Je ne sais pas où elle se planque. Et je ne l’ai pas aidée à s’évader de cet hôpital…
Le juge ouvrit la fenêtre, les bruits de la rue inondèrent la pièce. Grande bouffée d’oxyde de carbone.
— Je peux fumer ? demanda Daniel.
— Certainement pas. Fumer donne le cancer du poumon !
Bien sûr. Pour le cancer de la connerie, il était déjà trop tard.
— Bien, marmonna le magistrat en se rasseyant. Reprenons du début, voulez-vous ? Qu’avez-vous fait le jour où vous avez rendu visite à votre maîtresse à l’hôpital ?
Maîtresse. C’était la première fois qu’il lui sortait ce mot un peu cru. Daniel esquissa un léger sourire.
— Je lui ai apporté ses affaires… Et je lui ai fait l’amour. Vous savez, ce truc qu’on fait à deux et qui est si agréable…
— Eh ! Franck !… Franck ?
Le commissaire poussa un cri rauque. Le visage inquiet de Philippe se dessina dans l’embrasure de ses paupières. Il quitta la position couchée en s’accrochant au dossier du canapé. Il reçut instantanément un coup de massue à l’arrière du crâne.
— T’as eu un malaise ? s’inquiéta Philippe.
— Je sais pas… J’ai eu très mal à la tête et… Je me suis allongé… Il est quelle heure ?
— Treize heures.
— Déjà ? J’ai roupillé pendant quatre heures ?
Franck se rendit soudain compte de la présence de Laurent, affalé dans un fauteuil, juste en face de lui.
Il avait mit un quart de seconde à le reconnaître. Un pansement énorme, en forme de T, lui barrait le front et descendait jusqu’au bas de son nez. Deux cocards à la place des yeux.
— Léger trauma crânien et fracture du nez, résuma Philippe.
— Cette folle m’a refait le portrait ! La prochaine fois, vaudrait peut-être mieux la laisser enfermée dans sa chambre, tu crois pas ?
— Oui, admit le commissaire. J’ai déconné en l’autorisant à descendre… Je suis désolé.
— Désolé ? Et moi donc !
— Elle pleure pour son mec, maintenant, expliqua Franck. Mais la crise est finie, je crois…
— Elle pleure ? répéta le capitaine d’un air mauvais. La pauvre ! Tu es allé la consoler, j’espère ?
Franck n’eut pas le temps de répondre. Philippe enchaîna dans le registre reproches.
— T’aurais pas dû aller seul dans la chambre ! T’as frôlé la mort une fois, ça t’a pas suffi ?
— Elle est attachée…